« Celui qui Tombe », m.e.s. Yoann Bourgeois

(Article initialement publié sur le site Culturopoing)

« Je cherche à situer mon théâtre

sur cette crête aiguë où la chose apparaît »,

Yoann Bourgeois à propos de « Celui qui Tombe »,

entretien réalisé par Laurent Goumarre

pour la Biennale de la danse.

Survivre dans un monde en perpétuel mouvement, « Celui qui Tombe » ou la jolie métaphore circassienne de Yoann Bourgeois.

Un carré qui descend du plafond dans un bruit de lattes en bois qui jouent les unes contre les autres alors que dessus, les corps lentement glissent et presque tombent sur le deuxième mouvement de la Symphonie n°7 de Beethoven(classique, vue et revue, mais toujours efficace)¹. Accrochés là, il y a la lenteur et l’attente coupable de l’accident, pour sûr, mais aussi le temps incertain que quelque chose se passe. Puis le carré se pose et, passé l’instant suspendu à l’espace, la chose imposante se met à tourner d’elle-même autour de son axe, les hommes et les femmes se jouant des forces dessus. À partir de là les spectateurs retiennent leur souffle : ils l’ont bien compris : le spectacle va être beau.

© Géraldine Aresteanu

Sur ce dispositif original de six mètres sur six, ce sont six ( !) personnages –trois femmes et trois hommes – qui se font tour à tour couples comme aventuriers de la physique, six identités qui  tentent tant bien que mal de survivre, corrompues qu’elles sont par cet équilibre précaire sans cesse menacé.

« Avec ce projet, je cherche à approfondir une théâtralité singulière en radicalisant un parti pris : une situation naît d’un rapport de forces. La scénographie que j’ai conçue pour ce projet est un sol, un simple plancher mobilisé par différents mécanismes (l’équilibre, la force centrifuge, le ballant…). Six individus », Yoann Bourgeois à propos de Celui qui Tombe, entretien réalisé par Laurent Goumarre pour la Biennale de la danse.

© Géraldine Aresteanu

Des images viennent immédiatement à l’esprit, comme celle du Radeau de la Méduse telle que peint par Géricault. C’est émouvant et c’est beau car il est question dans ce spectacle inclassable, d’un combat dans l’effort entre l’humanité symbolisée par ces six personnages et le monde qui les entoure.

Ce qui est donné à voir, c’est très précisément le délitement de l’humain, la société empêchant les couples de se retrouver (forces centrifuges) ou bien encore écrasant les individus (forces centripètes) dans un quotidien harassant. La contrainte constante qui érode les patiences, les tensions qui fatiguent les corps, l’exploit qui isole, c’est tout cela dont il est question ici… La précarité, toujours, l’imprécision du moment, le lâcher-prise. Sur ce dispositif, l’homme semble si isolé, associé qu’il est à une horizontalité qui le place au même plan que le reste, que tout devient parabole. Et lorsque le plan bouge, c’est très justement un individu en souffrance que l’on retrouve, éloigné qu’il est de ses habitudes et de son confort très vertical d’animal érigé. Forcé d’avancer, il court à contre-courant, quitte à écraser son semblable.

© Géraldine Aresteanu

 

Yoann Bourgeois continue, spectacle après spectacle, de s’amuser avec les codes du cirque et de la danse dans le but, semble-t-il, de décloisonner la théâtralité classique pour la déporter vers la performance et l’exploit physique. Sans pour autant s’éloigner d’une certaine forme de simplicité très frontale, il cherche sans cesse à composer autour d’une forme qu’il s’impose, une dramaturgie circassienne des plus cohérentes.

« Je cherche à débarrasser ma recherche de tout ce qui ne lui est pas nécessaire. Je simplifie mes formes pour une plus grande lisibilité des forces. C’est une manière aussi pour moi d’apporter ma pierre à l’édifice de l’histoire du cirque. En entretenant en parallèle un regard sur la situation du cirque, j’essaye de cerner ce qui me semble des enjeux actuels. Le cirque, en effet, se trouve dans une situation très particulière : son histoire est prise en charge « de l’extérieur ». Paradoxalement, et malgré le bénéfice d’une très large visibilité, il est proportionnellement peu soutenu. La menace possible est une normalisation. C’est la raison pour laquelle je réfléchis aussi, au sein des écoles, aux aux conditions de son apprentissage pour que l’émergence d’un répertoire puisse avoir lieu. Pour cela, il faut se familiariser avec l’écriture, en inventant des manières d’écrire adéquates à cette pratique. conditions de son apprentissage pour que l’émergence d’un répertoire puisse avoir lieu. Pour cela, il faut se familiariser avec l’écriture, en inventant des manières d’écrire adé- quates à cette pratique », Yoann Bourgeois à propos de Celui qui Tombe, entretien réalisé par Laurent Goumarre pour la Biennale de la danse.

© Géraldine Aresteanu

Si « Celui qui Tombe » est un spectacle magnifique tout à la fois drôle et impressionnant (la dernière partie est à ce titre exemplaire tant le public retient son souffle devant l’exploit des artistes tous mis en danger), la proposition de Yoann Bourgeois souffre pourtant du dispositif visuel même qui la définit.  Tout comme le trampoline de « l’Art de la Fugue » qui finissait par phagocyter le précédent spectacle de Yoann Bourgeois, la structure de « Celui qui Tombe » emporte tout, écrasant, par sa présence impressionnante, le spectacle de façon presque cabotine. Ce faisant, on a une nouvelle fois l’impression que le metteur en scène, passée l’idée scénographique, cherche à tout envisager – pour peu que cela fonctionne – autour de cette structure qu’il impose en agrès central. Il enchaîne ainsi les idées autour de son plateau mobile, interrogeant les possibles de manière quasiment exhaustive. L’exercice, s’il est très intéressant et visuellement efficace, peut aussi parfois s’avérer factice, décentrant le ressenti vers un manque d’authenticité plus technique qu’émotionnel.

Ne nous y trompons pourtant pas : ce reproche d’une technique trop présente reste anecdotique tant le spectacle fait montre d’une précision et d’une beauté impeccable.

À ne pas rater en ce moment et jusqu’au 9 juin au Théâtre de la Ville.

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(1) Ce plan incliné n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui utilisé par Aurélien Bory dans « Plan B ».

« Henry VI », m.e.s. Thomas Jolly

(Article initialement publié sur le site Culturopoing)

« Cieux, tendez-vous de noir,

Jours, fais place à la nuit »,

Richard III, William Shakespeare.

En quelques mois seulement, le jeune comédien et metteur en scène Thomas Jolly (33 ans) est devenu une sorte deXavier Dolan (26 ans) du théâtre (plus de 2 600 ans), se taillant une fort belle réputation de « jeune prodige » des planches, raflant au passage le Molière du metteur en scène d’un spectacle de théâtre public. On ne compte plus les superlatifs concernant son travail sur Heny VI : « colossal », « prodigieux », « monstrueux »… tant et si bien que Thomas Jolly cristallise à lui seul ce que la critique, par les nombreuses étiquettes qu’elle aime coller, a parfois d’irritante. Qu’en est-il donc vraiment de cet Henry VI, fresque impressionnante de dix-huit heures dont tout le monde parle depuis Avignon dernier ?

Et bien Henry VI se révèle… colossal, prodigieux et monstrueux.

Tout simplement.

Thomas Jolly (c) Chloé Le Drezen

Mais qu’on ne s’y trompe pas : là où le réalisateur québécois aux cheveux foufous dispense avec une prétention sans borne, un art tout à son nombril consacré, le metteur en scène français aux cheveux foufous (aussi) distille quant à lui une générosité ainsi qu’une modestie incroyable et, autant l’avouer, cela fait un bien fou(fou).

Henry VI, ce colosse

Henry VI, première trilogie historique de William Shakespeare, réunit pas moins de 150 personnages qui, au travers des 10 000 vers qu’ils clament ensemble dans une langue maîtrisée, vont tenter de faire revivre sur scène les cinquante années de règne du roi anglais et duc de Cornouailles, Henry VI d’Angleterre (1422-1471). Le spectacle en lui-même est ainsi un colosse de plus de quinze heures –  dix-huit en comptant les entractes – retraçant le destin hors du commun du bon roi ainsi que le déroulement de la Guerre des Deux-Roses opposant les maisons York et Lancasteret cela en Angleterre, en Irlande ou bien encore en France.

«LA RHAPSODE_ Mesdames, messieurs, très chers spectateurs, Henry VI est une œuvre composée de trois parties, quinze actes, et pas moins de quatre-vingts scènes et vous venez d’assister aux deux premières scènes du premier acte de la première partie. Trente-cinq minutes ! Il reste donc quatorze heures vingt-cinq de représentation… », Henry VI, Thomas Jolly (Texte publié à L’Avant-Scène Théâtre).

(c) Nicolas Joubard

Drames, perfidies, complots et autres stratégies, Henry VI témoigne, sur la longueur, de l’immense savoir-faire du dramaturge anglais. Usant de rebondissements, de changements de rythme incessants, de registres de langue divers (du paysan au noble) et de tonalités variées (de la farce à l’élégie), Shakespeare s’amuse sur cette durée unique, à secouer son spectateur sans jamais le lasser pour autant. En ce sens, les séries à succès du moment lui doivent beaucoup (ainsi qu’aux tragédies grecques) et prouvent une nouvelle fois qu’elles n’ont rien vraiment inventé depuis.

Il n’est d’ailleurs pas anodin si cet Henry VI est souvent comparé à l’épique série américaine Game of Thrones tant les thématiques et traitements y sont identiques (violence, décapitations, personnages duaux, cruauté sexuelle, mystères ésotériques et fantastiques…). Ce spectacle se révèle à ce titre une belle porte d’entrée théâtrale pour les habitués deWesteros et les autres amateurs de cliffangers d’anthologie (fins ouvertes visant à créer un fort suspens).

(c) Alban Orsini

« L’auteur et les scénaristes [de Game of Thrones] le reconnaissent volontiers, et même ils l’affichent : chez Shakespeare, c’est York contre Lancaster, dans la série, c’est Stark contre Lannister… Mais il ne faut pas inverser le rapport. Beaucoup de gens ont fait le lien entre Henry VI  et les séries, mais l’ont fait à l’envers. On a souvent dit que j’ai monté les trois Henry comme une série. Je ne suis pas d’accord. Ce sont les séries qui reproduisent les schémas narratifs qu’on trouve chez Shakespeare. J’ai placé les entractes aux moments prévus par le dramaturge. Bien sûr, je suis d’une génération où la conduite du récit,  le sens du rythme, la façon de poser une attente à la fin d’un acte pour maintenir la tension pendant l’entracte, ont certainement été façonnés par l’écriture sérielle. Mais cette écriture, Shakespeare la pratiquait déjà, et ce sont les scénaristes anglo-saxons qui se sont mis à son école, ce n’est pas moi qui me suis mis à la leur ! », Thomas Jolly à propos de Henry VI, Propos recueillis par Valérie Six et Daniel Loayza (Paris, 23 février 2015).

Mais plus que ce savoir-faire dramaturgique incomparable, c’est une nouvelle fois à la réaffirmation d’un auteur plus que jamais contemporain à laquelle le spectateur assiste tant les thématiques abordées par Shakespeare dans son œuvre retentissent encore aujourd’hui de façon tonitruante. De la précision des bassesses politiques telles que décrites en passant par l’importance de la place des femmes dans la société ou bien encore l’hérésie de ces guerres qui voient bien trop souvent les pères tuer leurs fils, les thématiques évoquées ne sont que très rarement datées.

« (Le Père s’avance, portant le corps de son fils).

LE PÈRE_ Toi qui m’a opposé une résistance  si farouche

Donne-moi ton or, si tu as de l’or,

Car je l’ai acheté au prix de cent coups.

Mais voyons un peu : est-ce là le visage de notre ennemi ?

Ah ! non, non, non ! C’est mon fils unique !

Ah ! mon enfant, s’il te reste encore un peu de vie,

Ouvre les yeux ! Vois, vois quelles ondées se lèvent,

Déchainées par les orages violents de mon cœur,

Pour arroser tes blessures qui me crèvent les yeux et le cœur !

Ô Dieu, aie pitié de ces malheureux temps !

Que de forfaits, ô combien cruels, sanguinaires,

Criminels, séditieux et monstrueux,

Cette fatale querelle engendre chaque jour !

Ô mon enfant ! Ton père t’a donné trop tôt le jour

Et voilà qu’il t’a trop vite ôté la vie », Henry VI, William Shakespeare (Texte publié à L’Avant-Scène Théâtre, traduction Line Cottegnies).

(s) Alban Orsini

Enfin, Henry VI est l’occasion pour le spectateur avisé de voir se dessiner quelques-uns des personnages emblématiques des  grandes tragédies à venir. En effet, comment ne pas déceler en la Duchesse Éléonore les prémisses de la perfide Lady Macbeth ?

Henry VI, ce prodige

Scéniquement, Thomas Jolly convoque le théâtre de tréteaux pour construire avec ingéniosité un spectacle moderne et rock aux dimensions de géant. Usant des mêmes procédés de saltimbanques chers au théâtre d’Ariane Mnouchkine, les comédiens se font techniciens, déplaçant ici ou là les décors, allants même jusqu’à confectionner eux-mêmes leurs costumes et faire le ménage.

«LA RHAPSODE_ Vous constaterez que durant la soirée, nous autres, comédiens, en plus d’être poignants, aidés des techniciens qui sont tapis dans l’ombre, nous serons condamnés à manœuvrer des charges, des décors, accrocher, décrocher tentures et colonnes, et comme vous le verrez, ces tâches sont fréquentes et les charges sont lourdes ! Joyeuse et collective notre épique entreprise est faite d’artisanat, pour preuve, les acteurs ont même été sommés de faire eux-mêmes certains de leurs costumes et… ça se voit ! », Henry VI, Thomas Jolly.

Tout à la fois riche bric à brac et joyeuse entreprise, la scénographie d’Henry VI n’en est pas moins grandiose, explosant même littéralement sur certaines scènes mémorables (les couronnements d’Henry VI et Marguerite d’Anjou, les nombreuses scènes de bataille, la mort de Jeanne d’Arc sur le bûcher…) qui voient l’espace prendre des dimensions gigantesques et impressionnantes.

(c) Nicolas Joubard

Abondant d’idées scéniques originales, les dix-huit heures que dure le spectacle passent contre toute attente très facilement, les tableaux étant assez variés pour toujours en mettre plein les yeux sans presque jamais se répéter. Peut-être pourrions-nous regretter la scénographie des batailles qui, à grand renfort de stroboscopes, de musiques retentissantes et de hurlements, se révèlent redondantes dans leur forme. De même la Nuit de la Saint-Albans, toute en tunnels de lumière, s’étire un peu trop, mais passons… car maîtrisé de bout en bout, le spectacle ravit, Thomas Jolly y faisant preuve d’une belle impétuosité gamine et très premier degré, expurgeant par là même toutes prétentions.

Chez Jolly, les épées font en effet place à des rubans de GRS, les chevaux à des chaises en paille, les chevaliers s’écriant « tagada » comme s’ils étaient toujours enfants. Et si la musique est parfois pompeuse et orchestrée de manière à en mettre plein les oreilles, on retrouve avec plaisir quelques références aux modernes Sigur Ros et autre Vitalic, quand ce n’est pas le Perfect Day de Lou Reed tel que chanté par la chorale féminine Scala qui se met à résonner au beau milieu de tout.

Palme du clin d’œil, l’apparition irrésistible du fantôme du père d’Hamlet, perdu dans une pièce qui n’est pas la sienne.

Si la scénographie est originale et précise, la direction d’acteur n’est pas en reste tant les comédiens de la compagnie La Picola Familia incarnent les différents personnages avec une facilité déconcertante et cela sans aucune redite. Rendue face public (une des comédiennes arborera à ce propos une pancarte « A bas le face public » des plus ironiques), leur interprétation rappelle forcément le théâtre de Nordey dans cette façon qu’elle a de tordre l’intention vers l’auditoire (rappelons à ce propos que Thomas Jolly fut l’élève de Stanislas Nordey).

Du côté des comédiens, citons l’excellent Johann Abiola en Duc de Bourgogne (« Ouais » !), le très constant Thomas Germaine (dont nous avions déjà beaucoup aimé la performance dans « Une Minute Encore » d’après les écrits déchirants de Charlotte Delbo) en Henry VI, ou bien encore le truculent Bruno Bayeux, irrésistible en Cardinal Winchester maniéré.

La palme de l’interprétation revient sans aucun doute à Manon Thorel, parfaite en Rhapsode, personnage inédit créé pour l’occasion (le texte a d’ailleurs été écrit par la comédienne). Ponctuant les dix-huit heures du spectacle de ses apparitions très élisabéthaines, la comédienne cabotine accompagne avec beaucoup de charisme et d’humour le spectateur, l’invitant à quitter la salle durant les entractes ou bien encore à excuser les intentions du metteur en scène. Ce faisait, Tomas Jolly insiste avec beaucoup de modestie et de recul sur cette communion hors norme qu’il instaure très naturellement entre comédiens et spectateurs, créant ainsi un pont bienvenu au beau milieu de ce que cristallise cette représentation-fleuve en terme de performance.

(c) Nicolas Joubard

« LA RHAPSODE_ Vous qui êtes restés, savez-vous que quinze heures viennent de s’écouler ? Pour être toujours là, il faut être toqué ! Mais quelle folie que celle par laquelle vous êtes habités. Et si l’on y regarde, cette menue déraison semblerait nous faire comme un lien de parenté », Henry VI, Thomas Jolly.

Notons que dans cette communion, Thomas Jolly n’a de cesse d’intégrer les petites mains qui font le théâtre depuis les coulisses, qu’il s’agisse des techniciens ou bien encore du personnel des théâtres. Il les fera même saluer à l’issue des représentations, mélangés qu’ils seront et cela sans distinction, au beau milieu des comédiens.

Henry VI, ce monstre

Henry VI, c’est aussi et enfin le prologue d’un autre spectacle incontournable de William Shakespeare : Richard III. À ce titre, c’est Thomas Jolly lui-même qui en incarne la première évocation sous les traits de l’inquiétant Richard, Duc de Gloucester, dans ce Henry VI. Véritable faune démoniaque et difforme, l’ombre dérangeante du futur roi plane sur la dernière partie de la trilogie, préfigurant ainsi le prochain spectacle de Thomas Jolly (et annoncé pour la saison 2015-2016).

Souhaitera-t-il pour autant rejouer l’ensemble en adaptant la quadrilogie shakespearienne en entier ? Rien n’est moins sûr… mais on se prend à rêver d’une pièce de 24 heures réunissant Henry VI et Richard III pour le meilleur et bien évidemment, le pire, Richard n’ayant rien en commun avec le bon roi Henry VI…

(c) Nicolas Joubard

Pour finir, il y a un détail anecdotique très amusant qui cristallise cette façon qu’a le théâtre d’avancer inexorablement au grès des metteurs en scène qui en marque l’histoire au fil des saisons. Il s’incarne ici dans la lumière même : siOlivier Py imposa sa patte scénographique par son utilisation originale des néons, c’est par l’usage de la LED que Thomas Jolly trouve son identité visuelle, soulignant que si la modernité est souvent technique, cette dernière a plus que jamais toute sa place sur scène.

(c) Nicolas Joubard

Monté en 2012 dans une première version de huit heures mais que depuis moins d’un an dans sa forme actuelle, Henry VI est LE spectacle incontournable de cette saison théâtrale 2014-2015 qui s’achève.

Et lorsque le « R III » apparaît à la FIN et que le difforme Richard prend possession de tout avec derrière lui tout ceux qui l’ont incarné sur scène, le spectateur, les poils dressés, se met à repenser au théâtre, à l’art de manière générale, et c’est féroce à quel point ça submerge tout encore une fois. Et à quel point aussi ce n’est pas prêt de s’arrêter.

Colossal, prodigieux et monstrueux on vous dit.

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A voir jusqu’au 17 mai 2015 au Théâtre de l’Odéon et le 20 juin 2015 au CDN de Haute Normandie.

traduction Line Cottegnies
Mise en scène et scénographie Thomas Jolly
Assistant à la mise en scène Alexandre Dain
collaboration dramaturgique Julie Lerat-Gersant
création lumière Léry Chédemail, Antoine Travert, Thomas Jolly
musique originale/création son Clément Mirguet
Textes de la Rhapsode Manon Thorel
création costumes Sylvette Dequest, Marie Bramsen
parure animale de Richard Gloucester Sylvain Wavrant

production La Piccola Familia
coproduction Le Trident – Scène nationale de Cherbourg-Octeville. Les Gémeaux – Scène nationale – Sceaux. Comédie de Béthune – Centre Dramatique National Nord-Pas-de-Calais. Théâtre de l’Archipel – Scène nationale de Perpignan.  Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque. Scène nationale Évreux Louviers. TNT – Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées. TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers. Quai des Arts – Argentan, dans le cadre des Relais Culturels Régionaux. Théâtre d’Arras – Scène conventionnée musique et théâtre. Centre Dramatique National de Haute-Normandie.

Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, de l’ONDA/Office National de Diffusion Artistique et de l’ODIA Normandie/Office de Diffusion et d’Information Artistique de Normandie.

La Piccola Familia est conventionnée par la DRAC Haute-Normandie, la Région Haute-Normandie, la ville de Rouen et est soutenue par le Département de Seine Maritime.

(c) Alban Orsini

« Flame + Accidens », m.e.s. Rodrigo García

(Article initialement publié sur le site Culturopoing)

 

« […] si dans le monde, sur les tables des restaurants […] meurent environ cent mille homards par jour,

il se trouve que le seul qui le fait pour une cause poétique c’est le nôtre.

Et ça, ça vous dérange terriblement.

Ça vous embête que nous nous exprimions librement.

Vous portez un dictateur en vous et vous ne me faites pas pitié. […]

À vous, les animaux vous arrivent sur la table déjà morts et même cuisinés.

Vous écoutez du disque de la vie seulement la face A.

Vous êtes complètement idiots », Rodrigo García à propos d’Accidens.

 

« Le homard m’a tuer » ! Flame et Accidens ou le petit musée des horreurs à la sauce Rodrigo García. 

La saison théâtrale 2014-2015 est un peu plus qu’une autre, celle de Rodrigo García. Nommé depuis le 1er janvier 2014 directeur du Centre Dramatique National Languedoc-Roussillon Montpellier, le metteur en scène et auteur hispano-argentin n’a jamais autant tourné en France (Daisy, Et Balancez Mes Cendres sur Mickey, L’Avantage avec les Animaux c’est qu’Ils t’Aiment sans Poser de Questions (m.e.s. Christophe Perton)). En présentant son diptyque sur l’animalité Flame + Accidens, il renoue avec la controverse et nous questionne une fois de plus de manière frontale, assurant par là même que l’art ne doit jamais faire de concessions lorsqu’il s’agit de défendre un propos.

Flame : mise en scène de l’horreur.

Dans Flame, le metteur en scène nous convie à une première performance qui, comme Accidens, se développe sans aucun texte véritable.

Sur scène, David Pino chante du flamenco –  c’est poignant à s’en arracher le cœur – alors qu’au fond sont projetés des extraits de film d’horreur : Eraserhead, l’Exorciste, Carrie, Hellraiser, Charlie, Vidéodrome, Evil Dead… La monstruosité de l’image qui semble dans un premier temps jurer avec la beauté du chant s’unit finalement à cette dernière dans une cacophonie ultime qui tout emporte…

(c) Marc Ginot

Le sens de cette courte proposition qui tient plus de la performance que du théâtre à proprement parler, se cristallise dans l’acte final des artistes qui, alors que leurs visages étaient peints depuis le début de manière tribale, décident de se laver avec ce qui semble être de l’urine (si on en croit la bande sonore diffusée juste avant ce geste), effaçant de fait les peintures qu’ils arboraient. Par cette image forte et hautement symbolique, Rodrigo García questionne l’humanité dans ce qu’elle a de plus primal : son horreur (l’organe, le cœur, le sang, l’inhumain, le monstrueux…). Surlignant de manière évidente l’aspect primitif et organique de sa proposition par la musique ultra-rythmique enivrante et l’idée de possession qui semble être omniprésente dans l’image, le metteur en scène semble chercher par l’évocation, ce qu’il reste d’animal chez l’homme.

Ce questionnement n’est pas nouveau chez Rodrigo García et il n’est pas anodin si l’on retrouve dans Flame le personnage de l’Exorciste déjà croisé dans Golgota Picnic, inscrivant une nouvelle fois la démarche du metteur en scène dans une constante recherche du sens.

Golgota Picnic © Davir Ruano

Accidens : Mise en Cène d’une mise à mort.

Nous aurions pu vous parler une nouvelle fois ici d’animalité, de retour aux sources ou bien encore d’hypocrisie pour évoquer Accidens, second spectacle du diptyque proposé par Rodrigo García. Nous avons fait le choix, discutable, de vous parler de Sébastien, son personnage principal. Don’t Act.

Sébastien est un petit homard tout mignon qui vit paisiblement avec tous ses amis sous l’océan. Il n’a rien demandé à personne et tout le monde l’apprécie pour ce qu’il est : un joyeux drille parmi tant d’autres. Il faut dire que Sébastien est plutôt du genre facile à vivre et pas le dernier non plus lorsqu’il s’agit de faire la fête avec son pote Polochon. Un anniversaire ? Un mariage ? Une pendaison de crémaillère ? Sébastien déboule avec sa bonne humeur légendaire et met l’ambiance à grand renfort de blagues et de fous rires, et ça jusqu’au bout de la nuit. On ne les compte plus les soirées de grandes rigolades passées en sa compagnie : Sébastien, c’est un peu une légende de la nuit. Il est à lui tout seul, la Régine des fonds marins.

Un jour, alors qu’il vient à peine d’être péché en haute mer par des employés d’une marque de grande distribution dont nous tairons le nom, Sébastien le homard croise la route de ce grand gamin de Rodrigo García qui lui demande tout de go : « dis donc Sébastien, ça te dirait de finir sur scène dans un acte de poésie plutôt que sur la planche à découper d’un mauvais restaurant de fruits de mer pour touristes ? ».

Sébastien reste interdit, ne sait pas trop quoi répondre – il faut dire que ce n’est pas vraiment une question facile. Puis il se met à réfléchir. L’artiste lui a bien précisé que sur scène ou en cuisine, il sera tué de la même façon (Rodrigo García a pris des cours auprès d’un chef espagnol et compte bien en tirer parti) et que de ce fait, il n’y aura aucune torture véritable, qu’une simple mise à mort comme il y en a tant dans les restaurants. Propre. Simple. Rapide.

Avant de donner sa réponse, le gentil homard se documente. Pour ce faire il lit beaucoup et regarde des émissions culinaires sur Youtube. Ça lui prend du temps, mais Sébastien n’a aucune envie de devenir un martyr comme ça pour rien. Encore moins pour l’art. En plus, des vidéos de découpes de homards vivants sur Youtube, il y en a pléthore : c’est facile de se faire un avis sur la question. Elles ne sont pas censurées en plus et personne n’a fait de pétition semble-t-il pour en interdire l’accès…

Il y a même une vidéo parmi toutes celles visionnées qui s’intitule « l’Art de Découper un Homard », preuve s’il en est qu’en France plus qu’ailleurs, on ne rigole pas avec la notion de mise à mort en gastronomie. Si tuer un homard en cuisine est de l’art, qu’en sera-t-il alors sur scène ? Quitte à mourir pour mourir, de trois coups de couteau qui plus est, autant faire ça bien.

Alors Sébastien accepte.

À partir de là, Rodrigo García lui explique son spectacle, Accidens (tuer pour manger) et ce qu’il veut y faire figurer. Tout y sera maîtrisé de bout en bout et ça ne durera pas bien longtemps : une vingtaine de minutes tout au plus. Le plus éprouvant restera pour le spectateur, pas le homard.

« Accidens est un poème visuel et une performance que chacun peut et doit interpréter comme il peut. Pour moi, c’est un retour à la nature : tuer un animal pour manger, tuer pour ne pas mourir. Un acte primitif, comme respirer. Depuis que j’ai l’usage de la raison, les animaux morts sont déjà au supermarché, parfois déjà cuisinés et accompagnés de leur garniture. Alors quelle est la relation qui demeure entre l’homme et la nature ? Serait-ce de prendre les aliments dans un frigo, aller vers la caisse où il y a le moins de queue, payer avec la carte bleue et les mettre dans un four micro-ondes ? D’un autre côté, Accidens pour moi me rappelle la noirceur d’un passé pas si éloigné en Argentine : la répression de la dictature militaire et ses méthodes de torture qui parfois rappellent les gravures de Goya des Désastres de la guerre. La sauvagerie de l’être humain n’a pas d’époque. La barbarie est perpétuelle. Et par-dessus tout, ce poème visuel qu’est Accidens me fait penser à l’agonie, au partage du temps de l’agonie avec un être vivant, dans ce cas-ci un homard, à mes yeux métaphore de certains êtres chers qui sont morts et que je n’ai pas pu accompagner jusqu’au dernier souffle », Rodrigo García, à propos d’Accidens.

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Le soir de la grande représentation venu, le homard fringuant est attaché au beau milieu des spectateurs par le comédien Juan Loriente qui délicatement l’arrose d’eau. La salle est petite et il y fait un peu chaud.

Sébastien a le cœur qui bat : c’est sa première et sans doute aussi, par la force des choses, sa dernière. Pendu au plafond, il tournoie lentement. Il a le trac. C’est le plus beau jour de sa vie. Le plus important aussi. On se souviendra de lui. On écrira des articles sur ce qu’il a fait et la façon dont il l’a fait. On citera son nom. Il sera connu du monde entier. Tout cela fait sens : ça va bien au-delà de la blague, même si avec Rodrigo García, la farce n’est jamais loin. Il s’agit d’évoquer une nouvelle fois l’animal-homme et de lui tendre un miroir. C’est fort et très simple. Il faut qu’il arrête d’être constamment dans cette prétention. Dans cette proposition, l’animal, c’est tout à la fois le bourreau que la victime. Sébastien est bien avec ça. Il n’a pas peur.

Et puis tout à coup, Sébastien prend conscience de ce qui se passe tout autour : la salle est silencieuse, comme tendue vers lui. Il est le centre d’attention. Tous ces spectateurs qui ne sont venus que pour lui maintenant le regardent. Il est un peu un Christ dans une église : tout le monde est à la messe. Et puis tous savent très bien ce qui va se passer (l’exploit de Sébastien a malheureusement été relayé plus qu’il n’en faut par une presse en manque de sensationnel, ce qui gâche légèrement l’effet de surprise), ce qui fait que dans ce dernier moment, Sébastien a l’impression qu’on l’aime pour ce qu’il est et ce qu’il représente. Plus la peine d’en faire des tonnes pour les copains, finies les blagues graveleuses pour faire rougir les jolies et canailles écrevisses : dans cette salle, on le respecte pour cette vie qu’il s’apprête à donner. C’est si simple et si primal.

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Le moment est venu. Le comédien le détache et le pose sur la table. Sébastien sourit une bien dernière fois et écarte les pinces. Il est heureux : il n’avait jamais été aimé à ce point. Il murmure : « ne vous inquiétez pas, tout ira bien », mais personne ne l’entend. Si l’art est un langage universel, le homard bleu n’est quant à lui que très peu parlé. Et puis le couperet de cuisine tombe dans cette sorte d’épiphanie de début du monde. Par trois fois, et cela de manière très rapide : sur la pince droite, sur la pince gauche et au beau milieu du corps qui se ceint alors en deux moitiés bien égales comme le fait l’hostie dans les doigts du prêtre.  La messe, encore, mais en plus rapide. Là-dessus Rodrigo García n’a pas menti : il n’y a pas eu torture. Qu’une mise à mort. Si on vous dit le contraire, c’est qu’on vous ment. À y regarder de plus près, c’est même bien mieux fait que sur toutes les vidéos Youtube.

Sébastien tressaute : c’est un truc que font les homards constamment pour faire leur intéressant. Ses pinces se referment une dernière fois sur rien. En cuisine, il aurait fait tout pareil, mais personne n’aurait été là pour l’applaudir. Les petits homards ont des actes de bravoure bien vains dans les restaurants et plus personne ne les remarque pour ce qu’ils sont : des animaux prisonniers, comme nous, d’un monde qui avance et qui tue.

Et Sébastien de mourir enfin. Il ne nourrira pas un touriste, non: Sébastien, c’est un artiste qu’il sustente. Rien que ça.

De son côté Juan Loriente finit la séquence éprouvante en disposant les jolis morceaux de Sébastien sur un grill. Comme cela prend du temps pour cuire, le comédien se verse un verre de vin blanc pour patienter. Sébastien continue quant à lui de griller : il tressaute parfois encore. Un dernier coup d’esbroufe sans doute.

(c) Alban Orsini

Passé quelques minutes, les spectateurs sont enfin invités par Rodrigo García lui-même à quitter la salle pendant que le comédien, toujours très concentré, finit de manger Sébastien en silence.

Sous l’océan, quelque part, les poissons font une fête de tous les diables à la mesure du sacrifice de Sébastien. C’est une belle fête. Tout le monde est très heureux. Polochon n’est pas là : il occupe désormais le bocal asphyxié d’un petit américain de huit ans obèse et diabétique de type II. Les écrevisses par contre sont bien présentes : elles dansent comme jamais elles n’ont dansé. Elle font une ronde en l’honneur de Sébastien. Il y a une belle humanité dans cette façon qu’ont les animaux de célébrer l’offrande symbolique de leur compagnon là-haut, tout là-haut. Quelqu’un s’amuse (c’est une sardine ou bien un sandre) sur le fait qu’en France, des pétitions circulent pour faire annuler le spectacle de Rodrigo García alors que dans des abattoirs, bien à l’abri des regards, des animaux sont torturés pour nourrir ceux qui s’offusquent dans une quasi-indifférence hypocrite.

L’humain est bête, Sébastien n’est pas mort pour rien : tout va bien. C’est juste un peu triste que les choses continuent comme avant sans lui.

Pour finir, laissons la parole à Rodrigo García qui revient sur le débat autour de la mort de Sébastien sur scène.

Si vous voulez vous faire un avis, allez voir Accidens. Et cherchez à en comprendre le sens. Chez Rodrigo García, rien n’est jamais gratuit. Après, seulement, nous pourrons en discuter !

« Que ce soit clair dès la première ligne :
vous êtes complètement idiots.

Il y a plus de vingt mille signatures pour une pétition qui ne dit rien d’autre que des contre-vérités. Vous vous laissez manipuler par des inconnus : vous êtes complètement idiots.

Qu’a donc la communication dans les réseaux sociaux qui la rend digne de confiance, vraisemblable, per se ? Sociologues d’aujourd’hui : voilà un sujet intéressant !

Il y a quelque chose d’immédiat, quelque chose d’irréfléchi, quelque chose qui provoque une réaction urgente et maladroite, car elle n’est pas analysée, confrontée à d’autres sources.

On ne veut plus rien découvrir, car découvrir quelque chose par nous-mêmes fatigue, salit, épuise.

Maintenant nous voulons qu’on nous dise à quoi nous devons adhérer et à quoi nous devons dire non. Et c’est toujours pareil : une petite signature ou un j’aime ou je n’aime pas. En somme : que cela ne nous demande pas d’effort.

Vous ne réfléchissez pas dans la solitude (« personne n’a de temps », haha, je me marre) sur les conséquences de votre adhésion à certains mouvements qui dans le fond peuvent même être un attentat à la liberté d’expression. Comme, par exemple, essayer de faire interdire une performance.

Et je vous révèle (puisque je remarque que vous ne vous en êtes pas encore rendu compte) que dire j’aime ou je n’aime pas ou signer par internet n’est pas une action réelle. C’est un acte de paresse de la part de lâches.

Condamner par internet n’est pas une action, la bataille a lieu sur le champ de bataille. Et vous voulez participer à la bataille sans décoller le cul de votre fauteuil. Vous êtes complètement idiots.

Dire j’aime ou je n’aime pas ou signer une lettre qui déambule comme une folle sur la toile c’est signaler que vous vous conformez à une existence de FANTÔMES. Votre photo sur votre carte d’identité : un drap sur un tas amorphe.

Vous dites j’aime d’un concert que vous n’avez pas vu, qui s’est joué à des milliers de kilomètres de vous. Mais vous n’en avez vu quelques secondes en vidéo…

Vous dites je n’aime pas d’une information que vous n’avez pas analysée, de choses auxquelles vous n’avez pas assisté, vous vous laissez diriger par le Dieu réseaux sociaux et je ne sais plus quelle religion est la pire de toutes. Vous ne vous rendez pas compte que vous reproduisez les fanatismes insensés que vous critiquez ?

Et maintenant droit au but, la pétition d’interdiction de ma pièce.

Qu’est-ce que c’est cette histoire de poisson dans un mixeur dans une de mes pièces ? Raconté ainsi, on sous-entend que j’ai broyé un petit poisson dans un mixeur devant le public. J’aurais honte et serais dégouté de moi-même si je faisais une telle chose (même si je le tolèrerais chez d’autres artistes, que je considère libres et responsables. Si je vois ça dans une performance, je m’en vais en silence parce que je ne veux pas le voir et c’est tout).

Eh bien : je n’ai jamais tué aucun poisson dans un mixeur. Et voilà que je reçois des menaces de personnes qui me disent : on devrait de te faire la même chose. Ces personnes extrêmement violentes sont, avant tout, j’insiste, complètement idiotes. Ils croient ce qui est écrit dans une lettre qui circule comme une folle sur la toile.

Et à propos des hamsters dans ma pièce Mickey (qui sont aussi montrés du doigt dans la fameuse pétition) : oui, c’est vrai, il y a 4 hamsters qui nagent dans un aquarium.

L’acteur les place dans l’eau et laisse que chacun nage pas plus de 10 secondes et les retire de l’eau à la vue du public, qui constate que les hamsters sont exactement pareils qu’avant sauf qu’ils sont mouillés, comme quand il pleut et qu’ils se mouillent, comme quand ils se promènent dans les égouts de la ville et qu’ils doivent nager si l’eau les emporte.

Et maintenant, passons au sujet du homard.

Dans ma performance ACCIDENS l’acteur tue et cuisine un homard exactement comme le lui a enseigné le chef du restaurant La Rula dans la localité de Lastres en Asturies, Espagne.

Ensuite il le cuisine à la poêle et il le mange.

Je veux dire que si dans le monde, sur les tables des restaurants (et dans les maisons aussi, moi par exemple je les cuisine et les mange à la maison, ce qui est deux fois moins cher) meurent environ cent mille homards par jour, il se trouve que le seul qui le fait pour une cause poétique c’est le nôtre (parce qu’on les pêche pour les manger, les gens ne les prennent pas comme animaux de compagnie).

Et ça, ça vous dérange terriblement.

Ça vous embête que nous nous exprimions librement.

Vous portez un dictateur en vous et vous ne me faites pas pitié.

Rappelez-vous que ma performance ACCIDENS porte un sous-titre : tuer pour manger. À vous, les animaux vous arrivent sur la table déjà morts et même cuisinés. Vous écoutez du disque de la vie seulement la face A.

Vous êtes complètement idiots », Rodrigo García

A découvrir jusqu’au 18 avril à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival Étrange Cargo.

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Entendu dans la salle :

« Je n’ai pas trouvé cela choquant. Non. Mais par contre qu’est-ce que j’ai faim maintenant !? »

« Sœurs », m.e.s. Wajdi Mouawad

« Il y a assez de bleu dans le ciel

pour faire un costume de marin »,

Wajdi Mouawad, « Sœurs ».

En 2008, le metteur en scène libano-canadien Wajdi Mouawad démarrait son nouveau cycle « Domestique » avec « Seuls », pièce qu’il interprétait, comme son nom l’indique, seul sur scène. Reprenant les codes initiés par ce premier spectacle, il nous propose aujourd’hui « Sœurs », deuxième volet qui, avant « Frères », « Père » et « Mère » à venir, revient sur les obsessions de l’auteur en préfigurant un cycle plus intimiste que ne l’était l’incontournable tétralogie du « Sang des Promesses » (Littoral, Incendies, Forêts et Ciels).

Sœurs raconte le parcours de deux femmes,  Geneviève et Layla, dont les destins se croisent à Ottawa dans une chambre d’hôtel d’un genre particulier. S’ouvrant sur une séquence assez drôle durant laquelle Geneviève s’imagine, alors qu’elle est au volant de son auto, en Ginette Reno, le spectacle s’intéresse en premier lieu à ce personnage très à fleur de peau. Avocate montréalaise responsable de la formation des médiateurs en zones hostiles, Geneviève Bergeron doit passer une nuit de transit dans la capitale fédérale avant de s’envoler pour l’Afrique.

« Elle, l’avocate brillante qui a voué sa carrière à la résolution des grands conflits, elle, la célèbre médiatrice, est incapable de nommer le moindre de ses désirs. Sa jeunesse est passée. Elle le comprend là. Elle pense au visage amaigri de sa mère, à la langue défaite de son père et au silence de la banquette arrière de sa Ford Taurus sur lequel nul siège enfant n’a jamais été attaché. Elle pense à cela, à ce vide soudain, à cet étrange brouillard qui vient de l’envahir », Wajdi Mouawad  sur « Sœurs ».

(c) Pascal Gely

Prise en charge par une chambre à la domotique plus que récalcitrante, Geneviève se confronte au problème du langage, la pièce refusant de lui parler français, lui préférant la langue de Shakespeare au grand dam de l’avocate qui finit par s’emporter en tout détruisant. Alternant les scènes cocasses et les quiproquos jubilatoires, cette première partie développe une ambiance plutôt légère et somme toute efficace qui s’articule, comme bien souvent chez Mouawad, autour de la notion du déracinement de son personnage central.

Après une transition des plus hilarantes démarre la seconde partie qui cette fois-ci s’intéresse à Layla, experte en sinistres, venue constater les dégâts occasionnés par Geneviève dans sa chambre d’hôtel.

(c) Pascal Gely

Très rapidement, le spectateur se livre aux jeux des ressemblances tant les deux personnages semblent proches de par leur histoire et leur sensibilité : lien indéfectible avec un des deux parents (la mère pour Geneviève, le père pour Layla), dualité des langues (anglais/français pour Geneviève, français/libanais pour Layla), destin encombré par le poids du passé et des non-dits (une sœur pour Geneviève, une guerre pour Layla)… Ce faisant, le metteur en scène établit un véritable dialogue entre ces deux femmes, le monologue de l’une répondant au monologue de l’autre, jusqu’à l’échange véritable.

Gabrielle d'Estrées et Une de Ses Sœurs Anonyme (vers 1594-1595)

Si Seuls se plaçait sous l’égide picturale du Retour du Fils Prodigue de Rembrandt, Sœurs se déploient sous le regard énigmatique et anonyme du tableau Gabrielle d’Estrées et Une de Ses Sœurs projeté en fond de scène. Reprenant la trame singulière du premier volet du Cycle Domestique, le spectacle est donc de nouveau constitué de deux parties, l’altération du décor s’établissant très exactement à moitié. De la même façon qu’Harwan s’appropriait l’espace dansSeuls en le transformant, Geneviève s’empare ici de la chambre d’hôtel en la détruisant. Ainsi fait, Wajdi Mouawad semble chercher une cohérence à son cycle dans la forme même autant que dans le fond, les deux pièces étant interprétées de manière identique par un seul comédien qui porte le texte de bout en bout. À ce sujet le metteur en scène réussit une nouvelle fois à rendre cette performance très naturelle, le spectateur n’étant jamais incommodé par cette seule interprétation, bien au contraire. Décors dynamiques, voix fantômes, écriture rétroprojetée, Mouawad fait montre d’imagination pour dynamiser son spectacle sans jamais distraire pour autant même s’il abuse parfois, tout comme dans Seuls, des dialogues téléphoniques pour éviter l’écueil du monologue ennuyeux.

Annick Bergeron et Wajdi Mouawad lors des répétitions (c) Pascal Gely

Annick Bergeron (Nawal dans Incendies) livre ici une interprétation des plus réussies aux allures de performance, même si son personnage de Geneviève semble mieux maîtrisé et cohérent que celui de Layla. Tour à tour drôle et émouvante, elle parvient à sans cesse se réinventer, précise et tenue qu’elle est par une direction d’acteur efficace et très juste. Il faut dire que sa participation au spectacle va bien au-delà de la simple interprétation. La comédienne est en effet à l’origine du personnage de Geneviève Bergeron à qui elle prête son nom, Layla étant inspirée quant à elle par la propre sœur de Wajdi Mouawad, Nayla. Mais c’est pourtant une Nayla revisitée qui est présentée ici, son incarnation sur scène étant le fruit de nombreux échanges entrepris et enregistrés entre elle et Annick Bergeron. Ainsi donc Sœurs est-il un double portrait : celui d’une comédienne et d’une femme vue par cette dernière. Par ce procédé d’écriture, Wadji Mouawad accumule les pistes de lecture en démultipliant les dialogues, réaffirmant au passage sa volonté d’une écriture du réel démarrée avec Seuls et semblant se confirmer ici.

Si la première partie hilarante du spectacle brille par l’humour plus qu’original dans l’univers d’habitude empreint de nostalgie de Mouawad et la maîtrise de sa scénographie (saluons au passage le travail et les dessins d’Emmanuel Colus, les lumières d’Eric Champoux et la conception vidéo de Dominique Daviet), le metteur en scène et auteur replonge dans ses travers sur la seconde. À grand renfort de paraphrases et de surlignages intempestifs, il finit par incommoder le spectateur dans cette volonté affichée de vouloir tout expliquer par peur de ne pas être compris. Tout y passe : du décor en forme d’œil (« l’œil de l’ange ») au lien qui unit les deux personnages (qui sont des ponts symboliques unissant le passé et le présent), le sens est sans cesse explicité en long en large et en travers, quitte à le répéter si besoin.

(c) Pascal Gely

Ce manque de subtilité finit par occulter la poésie pourtant très belle de la seconde partie et distancie le spectateur de son sens. Plus bavarde, cette séquence souffre également de quelques longueurs qui auraient pu être évitées tout comme un sentiment de redite dans les thématiques abordées pour peu que l’on connaisse le théâtre de Mouawad.

Le final, très beau, parvient néanmoins à clore le spectacle de manière émouvante en nous faisant oublier ce ventre mou qu’est la seconde partie, témoignant au passage des talents de conteur et de la poésie d’un des metteurs en scène et auteurs dramatiques les plus importants du théâtre contemporain.

Poignant et très justement interprété par une brillante comédienne, Sœurs, s’il se révèle un spectacle au rythme imparfait, intrigue dans cette nouvelle voie esthétique autant que sensorielle engagée par Wajdi Mouawad par sonCycle Domestique. À suivre pour mieux en comprendre les enjeux.

Jusqu’au 18 avril 2015 au Théâtre National de Chaillot.

Du 28 au 30 avril 2015 au Théâtre National de Toulouse.

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad
Inspiré par Annick Bergeron Annick Bergeron Annick Bergeron et Nayla Mouawad Nayla Mouawad Nayla Mouawad
Interprétation Annick Bergeron Annick Bergeron Annick Bergeron
Dramaturgie Charlotte Farcet Charlotte Farcet Charlotte Farcet
Assistant à la mise en scène Alain Roy Alain Roy Alain Roy
Scénographie et dessins Emmanuel Clolus Emmanuel Clolus Emmanuel Clolus
Lumières Éric Champoux Éric Champoux Éric Champoux assisté d’Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h
Conception et réalisation vidéo Dominique Daviet Dominique Daviet Dominique Daviet et Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad
Conception et régie costumes Emmanuelle Thomas Emmanuelle Thomas Emmanuelle Thomas
Direction musicale Christelle Franca Christelle Franca Christelle Franca
Composition David Drury David Drury David Drury
Réalisation sonore Michel Maurer Michel Maurer Michel Maurer
Maquillages Angelo Barsetti Angelo Barsetti Angelo Barsetti
Régie plateau Eric Morel Eric Morel Eric Morel
Régie lumières Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h
Régie vidéo Olivier Petitgas Olivier Petitgas Olivier Petitgas
Régie son Olivier Renet Olivier Renet Olivier Renet
Direction de production Maryse Beauchesne Maryse Beauchesne Maryse Beauchesne
Direction technique Pierre-Yves Chouin Yves Chouin Yves Chouin
Direction générale Arnaud Antolinos Arnaud Antolinos Arnaud Antolinos
Secrétariat général Marie Bey Marie Bey Marie Bey
Relations presse Dorothée Duplan Dorothée Duplan Dorothée Duplan -agence PlanBey agence PlanBey agence PlanBey06 86 97 34 36 06 86 97 34 36 06 86 97 34 36, 01 48 06 52 27 , 01 48 06 52 27 , 01 48 06 52 27
Avec le concours de l’équipe technique du Grand T
Décor construit aux Ateliers du Grand T

Rendez-Vous Gare de l’Est, m.e.s. Guillaume Vincent

(Article initialement publié sur le site Culturopoing)

« Les autres hommes ont d’autres maîtres. En ce qui me concerne, mon talent me rend esclave au point de ne pas oser l’employer, de peur de l’avoir perdu. De plus, je suis tellement esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne, de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses », Notre Besoin de Consolation est Impossible à Rassasier, Stig Dagerman.

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Une chaise pour tout théâtre et un théâtre dans la tête, Émilie est assise un peu comme une gamine et fait face. Elle nous regarde, accompagnée qu’elle est comme nous tous, d’un tout petit monde. Elle a la main droite dirigée vers le sol comme si elle cherchait inlassablement la terre alors que la gauche vaque, autonome. Elle nous parle aussi. De Fabien, de son amour pour lui. De son boulot dans un magasin de déco encore, de ses problèmes de poids, de ses parents…

« Cette photo de mon père et de Marie-Claude à Noël, elle est vraiment affreuse, c’est affreux, c’est à se tirer une balle dans la tête… c’est vraiment affreux, moi j’ai, j’ai… c’est affreux. Je vais leur envoyer. Marie-Claude, on dirait un bulldog. Et mon père qui me dit toujours que je suis grosse comme une vache. Mon père, il me dit souvent que je suis grosse, il me dit, faut que tu fasses attention à la nourriture et tout et là sur cette photo, il est carrément obèse. Je vais leur envoyer cette photo pour qu’ils se rendent compte ! Elle est traumatisante cette photo, t’imagines pourquoi j’ai des graves symptômes maintenant ! », Rendez-Vous Gare de l’Est, Guillaume Vincent.

Émilie semble être une femme amoureuse, drôle, et pourtant quelque chose s’effrite comme quelque chose s’est déjà effrité auparavant parce qu’Émilie est une femme qui se lève souvent tard, qui parle un peu vite et qui change trop rapidement tout le temps de sujet comme si tout constamment lui échappait, mais ça n’est pas trop grave, ou presque pas trop, enfin, on dirait parce qu’Émilie, et bien c’est Émilie, elle essaye d’avancer tant bien que mal sans pour autant sombrer. C’est là tout autour d’elle et pourtant, ce quelque chose qui ne va pas et qui aspire, se retrouve au cœur de tout ce qu’elle dit, se métastase et fait son nid. Ça s’effiloche, une sorte de réalité noirâtre qui glisse doucement sur tout tout le temps avec imprécision mais forte volonté.

Émilie est malade.

Elle alterne les phases de maniacodépression et de calme. Ça la consume de l’intérieur. Elle nous raconte tout ça. Son ressenti. Sa réalité. Ses hospitalisations. Et le délitement constant de cet univers qui gravite autour d’elle.

« Là, j’ai vraiment du mal. En fait j’ai décidé de plus dire que j’étais malade. Je dis à tout le monde que je vais bien, donc tout le monde sait que je vais bien. Parce qu’en fait, comme personne comprend, que ça n’intéresse personne, et comme dirait ta mère, on peut pas se mettre à la place des autres… Du coup, j’en parle pas », Rendez-Vous Gare de l’Est, Guillaume Vincent.

© Élisabeth Carecchio

Pendant six mois, l’auteur et metteur en scène Guillaume Vincent a rencontré une jeune femme près de la Gare de l’Est et cela dans le but de dresser le portrait d’une personne souffrant d’une maladie.

« En commençant ce projet, je n’avais aucune idée du temps que dureraient nos entretiens. Nos rendez-vous se sont au final espacés sur une période de six mois, nous nous voyions de manière quasi hebdomadaire, puis il y eut une pause due à un premier internement à Sainte Anne. Pendant ses six mois, elle a donc connu un internement, puis elle est passée d’une phase disons stable à une phase maniaque puis à une phase dépressive. Nous avons mis un terme à nos entretiens lorsqu’elle fût de nouveau internée », Guillaume Vincent  à propos de Rendez-Vous Gare de l’Est.

Accumulant une somme conséquente d’enregistrements, il décide alors de bâtir un spectacle tournant autour de la forme épurée d’un monologue et bien évidemment, du personnage si touchant d’Émilie.

« Après chaque entretien, je retranscrivais ce qu’elle avait dit, en essayant de recopier méticuleusement ses mots, c’est-à-dire sans évacuer les défauts (redondance, lapsus, balbutiements…) dus au langage parlé. J’ai accumulé des centaines de pages que j’ai ensuite coupées, agencées pour donner forme à un texte où elle seule avait la parole. J’ai ôté volontairement toute référence aux dates et j’ai essayé aussi de gommer les coupes qu’on pouvait sentir d’un rendez-vous à l’autre. Je voulais avoir un flot de parole ininterrompu, où l’on apprend au détour d’un détail, sans qu’on nous l’ait dit, que du temps a passé. Je voulais que ce monologue retranscrive le mouvement même de sa maladie », Guillaume Vincent  à propos de Rendez-Vous Gare de l’Est.

Rendez-Vous Gare de l’Est s’avère un témoignage poignant, celui d’une femme qui cède. Sans jamais sombrer dans le pathos ni l’esbroufe, le spectacle se tient sans surenchère et de bout en bout sur l’unique personnage bouleversant d’Émilie. Le texte, très brut, nous permet de suivre au plus près le cheminement du personnage sans jamais rien cacher, retranscrivant ainsi sans dévier, la psyché malade d’Émilie. Et c’est très justement par cette vérité constamment conservée et son réalisme proclamé que le spectacle fonctionne, témoins qu’ils sont de l’extrême respect du metteur en scène pour son sujet.

Cette volonté de ne pas trop en faire se retrouve également dans la mise en scène très épurée qui nous est ici proposée. Si dans « La Nuit Tombe… », Guillaume Vincent se livrait à un travail au contraire très démonstratif dans la mise en ambiance de son propos (l’espace mental, le fantastique et l’horreur), il est ici plus modeste, préférant entièrement se centrer sur la parole de son personnage. À peine un jeu de lumière qui isole peu à peu Émilie des spectateurs viendra-t-il subtilement surligner la chute et l’enfermement mental de la jeune femme.

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« Je suis un tout petit peu sceptique sur l’association du lithium et du tegretol, alors le médecin, il m’a dit qu’il savait ce qu’il faisait, que c’était son boulot. Il a un peu mal pris quand je lui ai dit que ça me plaisait pas trop. J’ai aussi de l’abilify, je trouve que le mot est poétique. Abilify, ça fait papillon. J’en prends une grosse dose et en fait c’est un médicament, moi je trouve que ça fait papillon fy, fly… et en fait c’est un médicament qui t’empêche de faire des interprétations et… parce que t’as tendance quand t’es pas bien à te dire, putain ton pull, là y a du rouge, du bleu ça forme un as de pique ou alors un oiseau à l’envers et ça veut dire que… et ça t’empêche de faire ça. Donc ça c’est pas mal », Rendez-Vous Gare de l’Est, Guillaume Vincent.

Mais Rendez-Vous Gare de l’Est est avant tout une histoire de femmes : le personnage Émilie autant que la comédienne Émilie, incarnation parfaite de la première. À ce titre, Émilie Incerti Formentini se révèle tout bonnement époustouflante. Réussissant à s’emparer du texte initial avec brio, elle avale cette langue parlée si particulière et la redonne dans une extrême simplicité, comme si tout cela n’était au final que très facile. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le travail est véritablement exceptionnel tant cette parole est peu théâtrale, fabriquée qu’elle est sur la coupure, les hésitations et les tics de langage.

De même, les mouvements de la jeune femme tiennent de la chorégraphie subtile, preuve d’une direction d’acteur exemplaire. En témoigne le ballet très léger des mains qui n’ont de cesse d’aller et venir dans cette sorte de corruption lente et pernicieuse du mouvement, comme s’ils étaient déjà entravés par des liens. Peu naturels, ces déplacements, pour peu qu’on les remarque tant ils sont discrets, participent brillamment à cette évocation d’un univers corrompu constamment à la brèche où, si l’humour est bien présent, tout peut s’écrouler à la manière d’un château de cartes d’un instant à l’autre.

Émouvant, brillamment interprété et délicatement mis en scène, Rendez-Vous Gare de l’Est est un spectacle magnifique qui, par son extrême subtilité et sa bienveillance, confirme qu’au théâtre plus qu’ailleurs, la simplicité peut faire mouche. Ou papillon. Volez-y. Émilie en vaut mille fois sa peine.

Jusqu’au 12 avril à la Maison des Métallos.

A noter qu’Émilie Incerti Formentini vient d’être nommée dans la sélection des Molières 2015 (Molière de la comédienne dans un spectacle de Théâtre Public)

mise en scène et texte Guillaume Vincent
avec Emilie Incerti Formentini
dramaturgie Marion Stoufflet
lumières Niko Joubert
son Géraldine Foucault
production compagnie MidiMinuit
en coréalisation avec le CICT/Théâtre des Bouffes du Nord et La Comédie de Reims – Centre dramatique national
avec le soutien de La Colline – Théâtre national

« Vanishing Point », m.e.s. Marc Lainé

(Article initialement publié sur le site Culturopoing)

« Vanishing Point (Les Deux Voyages de Suzanne W.)« , le cinéma-théâtre-concert réussi de Marc Lainé.

Vanishing-Point

Le premier voyage de Suzanne W. (Sylvie Léonard), c’est celui qu’elle entreprend depuis son garage où, arrimée qu’elle est au volant de sa voiture, elle s’abandonne aux gaz qui tout envahissent. Ce faisant, elle part. Enfin. Et quand sa tête lentement faiblit, s’affaisse et touche le klaxon, c’est un deuxième voyage qu’elle prépare dans une semi-conscience vaporeuse et fardée : celui des souvenirs…

Dans cette vie-là, Suzanne s’en va aussi, mais sur la route canadienne cette fois-ci. La route, c’est celle de la Baie James, une route de 600 kilomètres qui relie Matagami à Radisson et qui tout emporte. L’espace, les forêts, les lacs gelés et les tempêtes de neige : il y en a plein en territoire cri. Pas étonnant d’ailleurs que les fantômes s’y réveillent… Et lorsqu’elle croise sur le bord de la route le jeune auto-stoppeur Tom (Pierre-Yves Cardinal vu chez Xavier Dolan) parti à la recherche de l’étrange et insaisissable Jo (Marie-Sophie Ferdane déjà croisée chez Volodia Serre) dont il est éperdu amoureux, le voyage prend une toute autre direction, celle bien sûr de l’inattendu…

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La route de la Baie James

Le road trip, s’il est une forme bien identifiée au cinéma et en littérature, n’est pour autant pas familier des exigences scéniques du théâtre (cf. Les Autonautes de la Cosmoroute).

« Pour moi un road trip en voiture dans l’espace clos d’une cage de scène était forcément un voyage mental. En me confrontant à la réalité à la fois âpre et magnifique de Eeyou Istchee, le cœur de la nation cri, en découvrant la culture des Amérindiens, qui croient à plusieurs réalités, à un monde où les morts et les vivants cohabitent, j’ai réalisé que j’avais trouvé le lieu idéal où situer mon histoire et lui donner tout son sens », Marc Lainé à propos de Vanishing Point.

Pourtant, en installant sa voiture au beau milieu de la scène, Marc Lainé (le metteur en scène de Vanishing Point) impose, et cela sans aucune équivoque avant même que la pièce ne commence, la forme qui sera la sienne. En jeu, il use d’un habile procédé d’écrans pour créer l’illusion du déplacement. Emprunté au cinéma, le subterfuge fonctionne contre toute attente parfaitement sans apparaître pour autant gadget. Le voyage se fait film rétroprojeté et se resserre sur les visages, apportant une dimension cathartique plus qu’intéressante et originale à l’ensemble, sans pour autant le phagocyter. Les comédiens évolueront tout à la fois à partir de là dans la voiture et sur scène, figurant le voyage comme les étapes. Ce faisant, le spectateur suit, captivé, les pérégrinations de Suzanne et de son énigmatique passager comme il suivrait l’intrigue d’un film sur grand écran. Il y a de la tension, une gestion pertinente et très cinématographique du suspens et bien évidemment, de l’émotion.

Mais si les codes sont bien ceux du cinéma, nous sommes encore au théâtre et les apparitions de Jo aux alentours de la voiture seront là pour sans cesse le rappeler.

(c) Marc Lainé

(c) Marc Lainé

Le septième art a toujours été très présent dans le travail de Marc Lainé, notamment au niveau des références et de cette gestion si particulière du cadre omniprésente dans ses scénographies récentes (cf. récemment le Little Joe mis en scène par Pierre Maillet à partir de la trilogie culte de Morrissey).

Dans Vanishing Point pourtant, il explose le plateau en l’ouvrant par le haut, préférant resserrer son cadre sur un écran excentré. Judicieux, ce choix convoque les références de manière précise et complète parfaitement les thématiques et autres clins d’œil empruntés à la littérature et au cinéma américains. On pense inévitablement au givré Fargo des frères Cohen ou bien encore aux voyages beat de Jack Kerouac

« Les road novels et les road movies sont des genres littéraires et cinématographiques qui appartiennent à la contre-culture américaine (Sur la route de Kerouac ou La Ballade sauvage de Terence Malick par exemple). Les paysages que l’on y traverse sont généralement ceux du Grand Ouest des États-Unis. Mais ces routes et ces déserts sont d’abord des espaces métaphoriques. C’est cette dimension symbolique du road trip qui m’intéresse avant tout : loin de tout réalisme, un road trip sur scène est forcément un voyage mental, une virée fantasmatique à travers des paysages imaginaires », Marc Lainé à propos de Vanishing Point.

En convoquant une nouvelles fois des effets de cinéma, Marc Lainé se livre à un travail d’ambiance et parvient à recréer l’hiver, glaçant au passage ses spectateurs. Il y a de la neige, du vent… Nous sommes sur la route avec les personnages, nous sommes dans les forêts et comme eux, nous sommes gelés.

(c) Marc Lainé

(c) Tunde Deak

Afin de renforcer cette dimension cinématographique omniprésente, Marc Lainé a convoqué les musiciens du groupe Moriarty pour composer et jouer en direct la bande originale de Vanishing Point. Si dans Memories from the Missing Room ou bien encore Spleenorama – les deux précédents spectacles de Marc Lainé qui déjà exploraient cette forme si particulière de cinéma-théâtre-concert – les morceaux joués en live apparaissaient tels des parenthèses oniriques, la musique est ici plus organique et s’intègre parfaitement à l’ensemble sans jamais dénoter ni paraître accessoire.

« La musique rock est évidemment associée aux road-trips et l’expérience menée avec les Moriarty sur Memories from the missing room m’a donné envie de prolonger ce travail sur les interactions entre musique live et théâtre. Pour Vanishing Point, j’ai invité les musiciens du groupe Moriarty à écrire la bande originale de ce road trip, une B.O. qu’ils interprèteront sur scène et qui constituera un élément essentiel de la narration. En assumant et en précisant à nouveau une écriture résolument « pop » et un travail sur le fantastique, je souhaite néanmoins pour ce nouveau projet développer une atmosphère plus sombre et mélancolique que dans mes précédentes créations », Marc Lainé à propos de Vanishing Point.

(c) Marc Lainé

(c) Stéphane Zimmerli

Si l’ambiance de ce Vanishing Room est effectivement plus étrange et sombre que ses deux précédentes propositions, elle est aussi plus maîtrisée. Écrite dans une économie d’effets superflus, l’intrigue de Vanishing Point, classique dans les thématiques qu’elle aborde, distille un sentiment d’inconfort mêlé d’étrange bienvenu. Évoquant avec pertinence et retenu le chamanisme ainsi que le retour à la nature, Marc Lainé parvient à rendre cohérent son spectacle, le décor nourrissant l’histoire et inversement, tout en continuant d’ancrer certaines images (les présences fantomatiques, les chambres d’hôtel,  les lacs gelés…) comme des figures désormais incontournables de son théâtre. Ce faisant, Marc Lainé apparaît comme un chercheur d’ambiance sans cesse expérimentant, de spectacle en spectacle, une forme totale d’art scénique tout à la culture américaine dévoué.

https://dailymotion.com/video/x2l0oy7

Dans Memories from the Missing Room et Spleenorma, Marc Lainé cherchait l’équilibre entre théâtre, cinéma et musique. Dans Vanishing Point, il le trouve enfin.

Jusqu’au 17 avril au Théâtre National de Chaillot.

Conception, installation et mise en scène : Marc Lainé
Musique : Stephan Moriarty-Zimmerli, Thomas Moriarty-Puechavy, Vincent Moriarty-Talpaert, Charles Moriarty-Carmignac (les musiciens du groupe Moriarty)
Son : Morgan Conan-Guez
Lumière : Kevin Briard
Costumes : Elen Ewing
Vidéo : Baptiste Klein et Benoît Simon
Collaboration artistique : Tünde Deak
Assistanat à la scénographie : Aurélie Lemaignen

Avec : Marie-Sophie Ferdane, Sylvie Léonard, Pierre-Yves Cardinal, Stephan Zimmerli, Thomas Puechavy, Vincent Talpaert et Charles Carmignac

Production : La Boutique Obscure.
Coproductions : CDN de Haute-Normandie Petit Quevilly/Rouen/Mont-Saint-Aignan, le Théâtre National de Chaillot, le CDDB- Théâtre de Lorient Centre Dramatique National, la Ferme du Buisson Scène Nationale de Marne-la-Vallée, l’Espace Go de Montréal, la Comédie de Saint-Etienne – Centre dramatique national, la Scène nationale 61.

Construction décor – ateliers de la Comédie de Saint-Etienne.
Résidence à la Ferme du Buisson et au CDDB – Théâtre de Lorient.
Avec le soutien de la SPEDIDAM.

« Little Joe », m.e.s. Pierre Maillet

(Article initialement publié sur Culturopoing)

« Little Joe never once gave it away
Everybody had to pay and pay

A hustle here and a hustle there
New York City is the place where they said
Hey babe, take a walk on the wild side
I said hey Joe, Take a walk on the wild side »,

Lou Reed, Walk on the Wild Side.

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Joe Dallessandro

La trilogie Flesh (1968), Trash (1970) Heat (1972) de Paul Morrissey est sans nul doute, avec le Pink Narcissus de James Bidgood de 1971, l’un des témoignages les plus emblématiques de la révolution sexuelle des années 70 aux États-Unis. Devenue culte aujourd’hui, elle est considérée par beaucoup comme LE bijou incontestable du cinéma underground. Portés de bout en bout par le comédien iconique Joe Dallesandro et produits par le non moins incontournable Andy Warhol, les films suivent le parcours halluciné de trois Joe, tour à tour prostitué, junky ou bien encore star déchue. Évoluant parmi les fous magnifiques et autres clochards célestes chers à Jack Kerouac, Little Joe (tel que surnommé par Lou Reed dans son célèbre Walk on the Wild Side) incarne à lui seul une génération perdue éprise tout à la fois de liberté que de danger.

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Attaché au cinéma depuis toujours, voir le comédien et metteur en scène Pierre Maillet se confronter à  l’univers sulfureux de Paul Morrissey n’a rien d’étonnant.

 « Mon parcours de metteur en scène s’est toujours construit en rapport ténu avec le cinéma, tant dans le choix des auteurs dramaturges/cinéastes (Fassbinder, Pasolini, Bergman) que dans la forme, proche du jeu cinématographique (Automne et hiver et La Veillée de Lars Noren) ou le fond, le cinéma comme thématique centrale (La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke). J’ai toujours pensé que ces deux arts avaient une complémentarité puissante et créatrice quand on les faisait se rencontrer, que l’un n’annulait pas l’autre, bien au contraire. Aussi parce que je considère les œuvres cinématographiques au même titre que les œuvres dramatiques. Ou littéraires. Ou journalistiques. « Il faut faire théâtre de tout ». Pourquoi, avec les armes du théâtre, ne pourrait-on pas « remonter » ou plutôt « revisiter » des classiques cinématographiques ? », Pierre Maillet (source).

Que ce soit au sein de la compagnie du Théâtre des Lucioles et de ses codes sans cesse empruntés au cinéma ou bien encore dans ses choix personnels de mises en scène (dans Plus qu’Hier et Moins que Demain, il reprenait notamment quelques passages de Scènes de la Vie Conjugale d’Ingmar Bergman), le septième art occupe une place prépondérante dans le travail de Pierre Maillet.

The Lovers : Joe Dallessandro (au centre ) et Candy Darling (à droite) (c) Andy Warhol

The Lovers : Joe Dallessandro (au centre ) et Candy Darling (à droite) (c) Andy Warhol

Mais comment transposer à la scène l’univers esthétique si particulier de Paul Morrissey ?

Si les personnages proposés par le cinéaste américain semblent évidents de par leur densité et leur cohérence intrinsèque, comment en effet retranscrire au théâtre cette captation au plus près du corps des comédiens ?  De même, comment représenter la relative liberté des acteurs distillée par Morrissey tout au long de ses trois films sans que cela ne sombre pour autant dans la caricature et l’improvisation théâtrale ?

« Ni véritablement écrit, ni véritablement inventé ; à la frontière de la fiction et du documentaire ; le jeu des acteurs chez Morrissey se situe quelque part entre Pialat et Depardon, mais comme ici on est aux États-Unis, nous ne sommes parfois pas loin non plus de l’extravagance de John Waters, ou du Robert Altman de Short Cuts. Ce matériau textuel que constituent les dialogues des trois films, nous allons d’abord le travailler tel quel. Puis, petit à petit, laisser les acteurs s’emparer de chaque séquence pour qu’advienne quelque chose qui leur appartienne ; que je ne connais pas encore, mais qu’il me tarde d’explorer avec eux. En retrouvant l’urgence et la rapidité des films, j’espère en préserver l’étincelle, de façon aussi brute et émouvante que ce que les films dégagent. Et c’est à cet endroit-là que pour moi, les films de Morrissey rejoignent ce qui fait la beauté et la particularité de l’art du théâtre, capter la force de l’instant présent. En regardant les gens vivre… », Pierre Maillet (source).

C’est à toutes ces questions que se propose de répondre Pierre Maillet dans son diptyque cohérent « Little Joe » qui, s’il s’approprie les codes des films de Morrissey, n’en est pas pour autant qu’une simple et facile adaptation.

Clément Sibony, Denis Lejeune et Matthieu Crucciani (c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Clément Sibony, Denis Lejeune et Matthieu Cruciani (c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

New York 68 

La première partie du diptyque proposé par Pierre Maillet, « New York 68 », reprend en grande partie les deux premiers films de la trilogie de Paul Morrissey, à savoir Flesh et Trash, qui tous deux se déroulent à New York.

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(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Imbriquant les deux Joe des films d’origine,  « New York 68 » tisse la toile ténue d’un monde interlope et névrosé en perte évidente de repères  –  la ville y jouant les araignées – sans sombrer dans le pathos pour autant. Incarné par deux comédiens différents (Matthieu Cruciani et Denis Lejeune), Joe est ici sublimé, comme à l’époque de Dallessandro d’ailleurs, par cette incarnation du désir que le personnage suscite (presque) malgré lui, au travers du corps même de ses deux magnifiques interprètes.

« Dans les trois films, la figure de Joe est définitivement immortalisée par Joe Dallesandro. Cependant, le lien que Morrissey entretient avec lui comme fil rouge de la trilogie ne sera pas reproduit dans le diptyque. Ici, ils seront trois. (Comme dans les scénarios, où ce sont réellement trois personnages différents.) Le prostitué de Flesh, le toxicomane de Trash et l’acteur de Heat. Respectivement Denis Lejeune, Matthieu Cruciani et Clément Sibony. Je trouve plus riche de démultiplier les figures, d’une part parce que les échos produits par Joe Dallesandro comme figure centrale des trois films constituent l’une des plus fortes particularités de l’œuvre originale, et d’autre part l’aspect inévitablement iconique de la figure unique ne me semble pas très intéressant à reproduire. Il ne s’agit pas de trouver le nouveau Joe Dallesandro, mais plutôt d’enrichir, en la diversifiant, la place centrale de ce(s) monde(s) décrits par Morrissey »,  Pierre Maillet (source).

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Nous connaissions déjà le talentueux Matthieu Cruciani croisé ici ou comme comédien ou bien encore metteur en scène, et c’est donc sans surprise que nous redécouvrons son talent une nouvelle fois confirmé. Denis Lejeune se révèle quant à lui une belle découverte : séduisant comme il se doit, il trouble le personnage de Joe en y ajoutant une pointe d’humour et de légèreté des plus intéressantes, parvenant par là même à renouveler le prostitué emblématique et héros de « Flesh ».

Ainsi, jamais l’érotisme masculin n’aura été si bien incarné : moite, dense tout autant que terriblement charnelle, l’atmosphère de « New York 68 » s’inocule à la façon d’un microbe, dans une fièvre qui tout submerge.

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Si la mise à nu quasi constante des comédiens joue de manière indéniable dans le surlignage de cet aspect très sexué de la proposition de Pierre Maillet (en résurgence assumée et évidente de l’érotisme cinématographique distillé par Paul Morrissey au travers du corps-instrument qu’est pour lui Joe Dallessandro), la sexualité et sa représentation ne sont jamais gratuites et participent bien au contraire ici à la révélation d’une certaine forme de vulnérabilité. Les corps ne sont en effet au final, dans « New York 68 », que les objets désincarnés d’un monde malade. Ainsi, lorsque Joe tient la pose devant l’Artiste (interprété par Geoffrey Carey) ou bien encore lorsque Géri Miller (Christel Zubillaga) danse topless, ils assument tous deux leur condition et acceptent de s’y emprisonner. Ce faisant, Pierre Maillet distille à l’ensemble de sa proposition une patine pessimiste autant que cynique, qui atteint son apogée à la fin du spectacle. Mais qu’on ne s‘y trompe pas : « New York 68 » est aussi souvent très drôle…

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

D’un point de vue formel, le metteur en scène se livre à une reconstitution véritablement bluffante des années 70, autant dans le mobilier, les costumes que l’ambiance. Sans chercher à tout prix le copié/collé de l’œuvre originale (les deux comédiens incarnant Joe sont en ce sens physiquement assez loin de Dallessandro pour permettre de prendre ses distances du film de Morrissey), certaines scènes sont néanmoins très proches, dans leur organisation même, des films originaux.

Notons également le mimétisme troublant suscité par l’utilisation très réussie du maquillage et des costumes, notamment dans l’interprétation par Pierre Maillet d’Holly ou bien encore celle de Johnny par Jean-Noël Lefèvre.

Holly : par Holly Woodlaw  (en haut) et Pierre Maillet (en bas)

Holly : par Holly Woodlaw (en haut) et Pierre Maillet (en bas)

Holly came from Miami F.L.A.
Hitch-hiked her way across the U.S.A.

Plucked her eyebrows on the way
Shaved her leg and then he was a she
She says, hey babe, take a walk on the wild side
Said, hey honey, take a walk on the wild side”,

Lou Reed, Walk on the Wild Side.

Afin de renforcer cette évocation très seventie, la musique tient un rôle prépondérant : de Patti Smith à Lou Reed,  tout concourt à renforcer, par le son, la résurgence d’une époque et à ancrer ainsi temporellement le propos. À noter également le travail très précis et subtil du groupe Coming Soon dont nous reparlerons plus tard.

Ajoutons que par un procédé terriblement original, Pierre Maillet assimile au passage la pellicule en intégrant dans son spectacle les défauts techniques qu’elle induit. Pour ce faire, le metteur en scène incorpore des ruptures de rythme très originales qui prennent la forme de coupures, de décalages, ou bien encore de parasites sonores. Ce faisant et une nouvelle fois, il insiste particulièrement sur le matériel cinématographique initial qui sert de base à sa proposition, référence renforcée par le travail scénographique de Marc Lainé dont on retrouve ici l’amour du cadre. Maîtrisée, la scénographie permet par ailleurs une immersion véritable dans le monde de Joe en accumulant, par la perspective, les points de vue.

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Cette première partie du diptyque est une véritable réussite : intensément sexy et tenu de bout en bout par des comédiens charismatiques et des effets de mises en scène efficaces, ce « New York 68 » se révèle un moment tout à la fois fort, drôle, tendre et terriblement émouvant.

Comment nous aurions aimé pouvoir en dire autant du second volet…

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Hollywood 72

Heat, dernier film de la trilogie de Morrissey, s’éloigne fortement de ces deux prédécesseurs, tant dans le fond que par la forme. Plus linéaire, sa narration classique suit le personnage de Joe et le plonge dans l’univers impitoyable d’Hollywood. Ancienne star du cinéma, le jeune homme est aujourd’hui et plus que jamais prêt à tout pour reconquérir sa notoriété perdue. Aussi, lorsqu’il débarque dans l’hôtel tenu par la volubile et gouailleuse Lydia, il se met immédiatement en quête d’opportunités en se rapprochant des différents clients, quitte à payer de sa personne pour parvenir à ses fins.

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Dans ce deuxième volet, c’est Clément Sibony qui endosse le rôle de Joe, Mathieu Cruciani et Denis Lejeune prenant en charge, de leur côté, quelques-uns des personnages secondaires.

Autant le dire tout de suite, si « New York 68 » brillait par son ambiance liquide, le sans faute de ses interprètes et de sa mise en scène, « Hollywood 72 » déçoit par son aspect brouillon et l’omniprésence d’un Clément Sibony cabotin à la limite de l’insupportable.

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

La première chose qui frappe dans ce second volet, c’est le changement radical d’ambiance : finies les atmosphères calfeutrées et délétères de la première partie, le spectateur se retrouve ici et d’emblée plongé dans la cour moderne et immaculée d’un hôtel californien. Il fait chaud, la piscine est là, bien au centre comme un nez, écrasée qu’elle est par un soleil omniprésent. Les corps quant à eux sont enduits, engoncés qu’ils sont dans de petits maillots de bain desquels dépassent deux ou trois choses qui mériteraient d’être cachées, alors qu’à jardin, un téléphone trône, menaçant.

Ce changement de perspective qui réutilise habilement la scénographie de la première partie se révèle dans un premier temps plus que bienvenu, tant il fait office de véritable respiration après l’apnée prolongée qu’était « New York 68 ».

« Heat […] se passe à Los Angeles, Joe en reste la figure centrale, mais le film est construit différemment, plus choral. Et surtout, comme une autre facette de l’Amérique, le milieu interlope underground des marginaux new-yorkais laisse ici la place à de nouveaux laissés pour compte, ceux de l’industrie cinématographique hollywoodienne, qui vivotent entre talk-shows, soaps et albums hypothétiques… Un nouveau Sunset Boulevard en quelque sorte, à la différence près qu’ici, plus personne ne parle de cinéma », Pierre Maillet (source).

Une nouvelle fois, la proposition de Pierre Maillet témoigne d’un respect évident pour le matériel d’origine, autant dans la précision de la mise en scène que dans l’interprétation des comédiens qu’il dirige. Frédérique Loliée livre à ce propos une partition excellente et très drôle sans pour autant copier le jeu halluciné et hallucinant d’Andrea Feldman, l’interprète inoubliable de Jessica dans le film de Morrissey. De même, Mathieu Cruciani et Denis Lejeune se révèlent quant à eux amusants, à des années-lumière de ce qu’ils incarnaient dans « New York 68 ».

Pourtant, et cela malgré le talent indéniable des comédiens, quelque chose ne prend pas dans cette seconde partie. Une impression brouillonne n’a en effet de cesse de se distiller tout du long, laissant un arrière-goût amer après l’excellence tenu du succulent premier volet : les intentions des comédiens manquent de précision, les dialogues s’enchaînent mal, le rythme est inégal…

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Pire que tout, en passant après Matthieu Cruciani et Denis Lejeune, l’interprétation de Clément Sibony en Joe convainc moins dans cette incarnation très sommaire qu’il propose. En multipliant les louvoiements, les petits déhanchés et les « regards de braise » inhérents à son personnage, le comédien finit par agacer dans cette sensualité qu’il  croit lui être d’emblée acquise. On aurait pourtant pensé l’interprétation de Clément Sibony en jeune premier plus légitime et immédiate, et pourtant, quelque chose ne fonctionne d’emblée pas tant son interprétation dénuée de finesse, finit par vampiriser le spectacle jusqu’à l’agacement. C’est à une véritable overdose de Clément Sibony à laquelle on assiste.

De même, si certaines idées pouvaient paraître intéressantes sur le papier, elles ne fonctionnent tout simplement pas vraiment une fois l’épreuve de la scène passée.

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

(c) Bruno Geslin et Jean-Louis Fernandez

Évoquons par exemple les parties chantées en live et telles que composées pour l’occasion par le très bon groupe d’Indie rock Coming Soon déjà présent sur le premier volet de Little Joe : intervenant à la façon de parenthèses ponctuant le récit, les morceaux se révèlent terriblement accessoires et s’intègrent mal à l’ensemble, trop appuyés qu’ils sont. De même, le dernier plan, censé réunir les trois Joe, s’avère finalement superflu, tout à la fois gauchement amené et terriblement tarte à la crème, là où l’apparition de Clément Sibony dans la première partie semblait tellement plus légitime et discrète.

Ainsi donc a-t-on l’impression que cette seconde partie mériterait quelques resserrages de boulons et remises à niveau pour clore plus correctement ce diptyque, victime qu’elle est d’un emboîtement avec le premier volume qui fonctionne mal.

Sans doute ce sentiment de soufflé qui retombe est-il imputable à l’enchaînement intrinsèque des deux parties qui ne peuvent se concevoir autrement que dans la comparaison, souffrant ainsi du procédé qui le crée. Peut-être faudrait-il alors ne voir les deux parties qu’indépendamment pour les mieux apprécier.

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Joe Dallessandro

Heureusement, Pierre Maillet est là pour apporter un peu de légèreté à cette seconde partie : irrésistible en Harold, sa partition est un nouveau sans faute d’une drôlerie géniale autant que jouissive.

Gageons néanmoins que la seconde partie gagnera en précision au fil des représentations pour proposer un ensemble cohérent à la hauteur du premier volet qui pour être franc, est une véritable pépite… Ce n’est d’ailleurs que lui que nous retiendrons pour l’instant de ce Little Joe tant il nous a semblé parfait en tout point.

À découvrir jusqu’au 29 mars 2015 au Centquatre puis en tournée :

« Hollywood 72 » au Théâtre du Maillon à Strasbourg le 14 et 15 avril 2015

collaboration artistique : Émilie Capliez
scénographie : Marc Lainé
lumières : Bruno Marsol
son : Teddy Degouys
costumes : Zouzou Leyens
coiffures et maquillages : Cécile Kretschmar
collaboration musicale : Coming Soon
régie générale : Patrick Le Joncourt
photos et films : Bruno Geslin

Little Joe : New York 68, avec Denis Lejeune, Mathieu Cruciani (Joe) et Émilie Beauvais, Guillaume Béguin, Marc Bertin, Émilie Capliez, Geoffrey Carey, Jean-Noël Lefèvre, Pierre Maillet, Valérie Schwarcz, Christel Zubillaga

Little Joe : Hollywood 72, avec Clément Sibony (Joe) et Véronique Alain, Matthieu Cruciani, Geoffrey Carey, Denis Lejeune, Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Élise Vigier

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Entendu dans la salle avant que le spectacle ne commence :

Une critique théâtrale : « Une demi-heure de retard, c’est inacceptable ! Rien que pour ça ce spectacle mérite une mauvaise critique… »

« Daisy », m.e.s. Rodrigo García

(Article initialement publié sur Culturopoing)

« Les aéroports, pour changer de vie

La fièvre, pour grelotter

Les chiens, pour leur donner des os »,

Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs)

L’humour cabot de Rodrigo García sombre dans la déprime pataude dans « Daisy », proposition poétique mais momolle qui ne convainc qu’à moitié en ne laissant qu’un os à ronger, pas plus. Il était où hein le gentil ti Youki ?

On ne peut pas dire que le théâtre de Rodrigo García soit un théâtre optimiste tant il se fait le miroir depuis toujours d’une société malade et désabusée. Daisy semble pourtant pousser le bouchon plus loin encore en donnant à voir l’image d’un monde perdu et délaissé que plus rien ne peut désormais sauver, pas même le scandale.

(c) Stéphane Trapier

(c) Stéphane Trapier

« C’est vrai que la pièce a des moments sombres […]. Il y a aussi un hamburger qui parle tout seul sur scène… Oui, c’est triste comme la vie même », Rodrigo García, propos recueillis par Pierre Notte, traduction de Alice Fabbri.

Sur scène justement, exit le cabotinage et les hurlements, marques de fabrique de l’artiste depuis toujours : le texte est ici posé et se déploie de façon à ce qu’il soit, sans aucun parasitage, bien entendu (et surtout lu). Centrés, les deux comédiens qui l’incarnent (Gonzalo Cunill et Juan Loriente) n’en font pas des tonnes, bien campés qu’ils sont dans le sens plus que le mouvement. Exit encore la polémique facile ou les procédés canailles : le propos se veut dans Daisy plus sérieux que de coutume, expurgé qu’il est de toutes fioritures ou procédés scéniques envahissants.

Et si l’on retrouve bien encore quelques-uns de tics de l’artiste (les animaux, la nourriture, la musique jouée en direct…), l’ensemble laisse planer une gravité plus dense que d’habitude, à la limite du physique.

Le metteur en scène hispano-argentin explique ce choix épuré par la volonté de placer la littérature au centre de son spectacle.

« J’ai donné de la valeur à la littérature, et j’ai pensé qu’il fallait la traiter avec attention. Sans crier, sans sauter, sans se jeter par terre, sans se couvrir de nourriture… comme dans tant d’autres de mes pièces. C’est le chemin que j’ai pensé devoir prendre pour celle-ci. La prochaine sera différente, c’est certain », Rodrigo García, propos recueillis par Pierre Notte, traduction de Alice Fabbri.

Si dans Versus la littérature se voyait associée à l’idée de la mort, elle est dans Daisy l’occasion de s’interroger sur l’aspect « domestique » de nos existences, le symbole de la tortue enfermée se révélant à ce titre plutôt pertinent.

Dans le monde tel que dépeint par  Rodrigo García, les villes et les maisons ont été désertées, laissant la place aux fantômes et autres cafards. Ainsi réappropriés, les lieux de notre quotidien se transforment en cimetières, le confort devenant une notion oubliée, sacrifiée qu’elle est sur l’hôtel de la consommation et de la facilité.

(c) Christian Berthelot

(c) Christian Berthelot

« Nous pouvons faire de la maison

Un lieu rempli de surprises

Nos voisins ont transformé la maison des rêves

En maison de l’engourdissement

Ils vont au resto

Ils vont en boîte

Ils vont au pub

Ils vont au supermarché

Ils vont à la quincaillerie

Ils vont chez le concessionnaire automobile

Ils vont au tabac

Ils vont à la pâtisserie

Ils vont acheter des churros

Ils vont à la fête du village

Parce que leur maison

Ils l’ont desséchée

C’est une putain de maison sans charme », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs)

Pour Rodrigo García, l’existence s’est vidée de tout sens et l’humain ne parvient plus à se sauver de lui-même¹.

À partir de ce constat sans concession, l’auteur va méticuleusement dynamiter une après l’autre chacune des échappatoires possibles parmi lesquelles le foyer, la littérature, les icônes, l’amour, le couple, l’enfance et la religion.

(c) Christian Berthelot

(c) Christian Berthelot

Dans la société telle que décrite par le metteur en scène, le langage se vide de sens : l’humanité court inlassablement après la justification de sa vie en dressant des listes qui finalement ne résonnent sur rien.

« Les fantômes, pour avoir encore plus peur.

Les associations, pour être accompagné.

Les missiles, pour les dommages collatéraux.

Un emploi, pour avoir de l’argent.

Une tête, pour mettre un chapeau.

Les hot-dogs, pour y mettre de la moutarde.

Les dents, pour pouvoir manger.

La faim, pour faire des œufs au plat.

La pluie, pour que les champs restent en vie.

La terre, pour les sépultures.

Les vaches, pour les traire.

La confiture, pour faire griller des tartines.

Les dessins, pour embellir les livres.

Les histoires, pour que l’enfant s’endorme », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs).

Si la maison n’est plus un refuge, le passé ne vaut guère mieux : l’enfance est perdue, plus rien ne sert de rêve, pas même les souvenirs…

 « Il faut que je retrouve ma tête de môme.

Dans notre imagination d’enfant, une araignée était une amie

Une mie de pain, un monstre.

Chaque chose avait à nos yeux des propriétés incroyables

Comme si nous avions eu l’intuition que quand nous serions devenus adultes

Les objets prendraient pour nous un tour purement utilitaire

Et chaque forme chaque matière

Perdrait sa part de rêve et de délire », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs).

(c) Christian Berthelot

(c) Christian Berthelot

Et si le metteur en scène cite de nombreux auteurs (Emilie Dickinson, Maurice Maeterlinck, Leibniz…) c’est pour mieux les associer à notre triste monde qui ne sait plus les orthographier correctement, dynamitant de ce fait l’idée d’une littérature refuge.

« Quand la nature se livre d’elle-même, même T.S. Eliot ne peut pas écrire un bon poème», Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs).

Tout comme dans Golgota Picnic, la religion et le réconfort qu’elle représente sont moqués. Reprenant le procédé vidéo de C’est Comme Ça et Me Faites pas Chier, Rodrigo García anime le Christ du Retable d’Issenheim sur un titre de Tom Tom Club, transformant au passage l’icône en symbole ridicule autant que désavouée.

Le retable d'Issenheim

Le retable d’Issenheim

Le spectacle se finira par un suicide spectaculaire autant que plombant, fermant de fait la porte à tout, jusqu’à l’espoir.

« Dans Daisy, j’ai essayé de parler d’une vie active, contemporaine, éreintante, qui au final revient à mourir, à mourir chaque jour en faisant des choses sans importances. Mais au-delà de ça, il y a la croyance que le langage, bien utilisé, peut nous sauver », Rodrigo García, propos recueillis par Pierre Notte, traduction de Alice Fabbri.

(c) Christian Berthelot

(c) Christian Berthelot

Si Daisy témoigne d’une poésie folle et d’un propos passionnant pour peu que l’on soit réceptif à l’écriture de Rodrigo García, le spectacle pèche pourtant par la paresse de sa mise en scène qui flirte parfois avec le remplissage pur et simple. Manquant cruellement de rythme, le spectateur finit par se noyer dans cet univers délétère étouffant qui ne propose aucune échappatoire. Restent quelques moments de grâce, le texte puissant et la musique charmante du Quatuor Leonis.

Un spectacle en demi-teinte donc, mais qui ne manque pas de chien…

A découvrir jusqu’au 8 mars au Théâtre du Rond-Point et du 31 mars au 2 avril 2015 au Théâtre Humain trop Humain de Montpellier.

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(1) Il n’est d’ailleurs pas anodin si le comédien qui débute le spectacle porte un gilet de sauvetage tant tout semble prendre l’eau.

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Entendu dans la salle (pendant le spectacle).

« Pff…

_ Quoi ? T’aimes pas ?

_ Si, c’est bien…

_ Oui hein !

_ Mais c’est long.

_ Oui hein !

_ Qu’est-ce que c’est long ».

« Acheter, pour se distraire. Boire, pour discuter. Sourire, pour ne pas faire peur. Embrasser, pour sentir la peau. Des cages, pour les animaux sauvages. De l’eau, pour y verser du sel. Le désert, pour pouvoir rêver. Des anges, pour les peintres. Des monstres, pour tourner des films d’horreur. Cent euros, pour réfléchir à ce que je vais faire. Une baguette de pain, pour le petit déjeuner. Les Asturies, pour y vivre. Une chanson, pour pouvoir chanter. Les fêtes de village, pour manger à l’œil. Un rhume, pour rester au lit. Une couette, pour me sentir à l’abri. Des guêpes, pour casser les pieds. Un kilo de pommes de terre, pour faire de la purée. La Méditerranée, pour me sentir mal à l’aise. Mes enfants, pour être inquiet. Une moto, pour sentir le souffle de l’air. Des souliers, pour les cirer. Des sentiments, pour en user. Du papier, pour imaginer. Un trou, pour y pénétrer. La langue, pour les glaces. Les prix, pour mesurer mes possibilités. L’air, pour les pneus. Le pétrole, pour me déplacer au même rythme que les autres. L’amour, pour en donner. Rome, pour y revenir. Les enfants, pour jouer. Le cinéma, pour m’occuper pendant deux heures. Les disques, pour m’occuper pendant deux heures. Les Chinois, pour fabriquer des choses. Les portes, pour les ouvrir et les fermer. Les braises, pour l’entrecôte. Les parapluies, pour que personne ne se mouille. Les trains, pour partir en voyage. Les photos, pour me rappeler ma vie. Le parfum, pour me sentir bizarre. Le foot, pour pouvoir débattre. Dieu, pour quand j’ai peur. Les pommes, pour que les vers aient une maison. Les fraises, pour les regarder. Les médecins, pour attiser la peur. Les nuages, pour regarder le ciel. Les fontaines, pour décorer les villes. Les roses, pour me piquer les doigts. Les cigarettes, pour observer la fumée. Les stylos, pour écrire des lettres. Les fantômes, pour avoir encore plus peur. Les associations, pour être accompagné. Les missiles, pour les dommages collatéraux. Un emploi, pour avoir de l’argent. Une tête, pour mettre un chapeau. Les hot-dogs, pour y mettre de la moutarde. Les dents, pour pouvoir manger. La faim, pour faire des œufs au plat. La pluie, pour que les champs restent en vie. La terre, pour les sépultures. Les vaches, pour les traire. La confiture, pour faire griller des tartines. Les dessins, pour embellir les livres. Les histoires, pour que l’enfant s’endorme. L’arc-en-ciel, pour m’extasier gratuitement. Les discussions, pour mieux comprendre. La salive, pour ne pas avoir la bouche sèche. Le lait, pour le café. La bibliothèque, pour ne pas me sentir seul. Le moule, pour que le flan ressemble à un flan. Les chiffres, pour pouvoir compter. Les poissons, pour vivre dans le fleuve. Les rochers, pour trébucher. Les dédicaces, pour salir les livres. Paris, pour y aller de temps en temps. Des gens, pour vivre avec. Une mère, pour mettre un enfant au monde. Des mains, pour qu’elles aient de la corne. Le grillage, pour délimiter les espaces. Les lacets, pour que les chaussures tiennent bien aux pieds. La cire, pour que les églises fassent payer un euro la bougie. Les piqûres, pour trouer la peau. Les tatouages, pour dépenser de l’argent. Les vêtements, pour dépenser de l’argent. Les murmures, pour tendre l’oreille. Les balayeurs, pour que la ville soit propre au réveil. Les fils électriques, pour pouvoir t’appeler. Les satellites, pour pouvoir te voir. Le brouillard, pour cacher la montagne. Les ceintures, pour ne pas traîner son pantalon par terre. Les langoustes, pour les pêcher. Narcisse, pour qu’il y ait des miroirs. Les briquets, pour brûler la forêt. Les cibles, pour tirer à côté. Zéro, pour tout recommencer. Les antibiotiques, pour combattre un virus. La charcuterie, pour les couteaux. La magie, pour nous surprendre. Le whisky, pour bavarder entre amis. La douche, pour débuter la journée. Les comédiens, pour les pièces de théâtre. La sueur, pour lancer une machine à laver. Le mercure, pour connaître la température. Les baleines, pour chanter. Un siphon d’eau gazeuse, pour le verre de vin en été. Les rides, pour définir les visages. Les poils, pour les rasoirs. Les rayons X, pour détecter un os cassé. Les préservatifs, pour avoir moins de plaisir. Les tickets de métro, pour me déplacer comme un citadin. Un blue-jean, pour me sentir mal à l’aise. Un slip, pour que les couilles ne se baladent pas. Le sang, pour les Tampax. Les problèmes, pour les résoudre. Les risques, pour en courir. Les révolutions, pour que des gens meurent. Les meubles en bois, pour couper les arbres de la forêt. La salade, pour le saladier. Les éventails, pour combattre la chaleur. L’air conditionné, pour attraper la crève. Les flaques, pour sauter au-dessus. Le Brésil, pour voyager au Brésil. Les moules, pour la soupe de poissons. La générosité, pour vivre ensemble. Les cheveux, pour le shampoing. Le mensonge, pour se faire prendre. Voler, pour que le cœur s’emballe. Les femmes, pour baiser. Les cartes, pour connaître le monde. La graisse, pour que les côtelettes aient bon goût. L’école, pour que tout le monde pense pareil. La course à pied, pour s’arrêter reprendre son souffle. La falaise, pour avoir le vertige. Les ponts, pour unir. Le coton, pour désinfecter les plaies. Les pansements, pour protéger les plaies. Les aéroports, pour changer de vie. La fièvre, pour grelotter. Les chiens, pour leur donner des os. La musique, pour danser. Les autobus, pour pouvoir dormir. Les hôtesses de l’air, pour redresser le dossier de ton siège en position verticale. Les lèvres, pour le premier baiser. Le pressing, pour le linge qu’on ne peut pas laver chez soi. Le Quichotte, pour l’ouvrir et le refermer. Les crabes, pour manger avec les mains. Les visions, pour fuir la réalité. L’amour, pour aimer son chien. Le chewing-gum, pour avoir quelque chose dans la bouche. Les élèves, pour qu’il y ait des maîtres. La lumière, pour ne pas trébucher. Les mouches, pour les faire fuir. Le piano, pour être heureux. Les zèbres, pour prendre du plaisir rien qu’à les regarder. Les concombres, pour le gazpacho. Les défaites, pour les perdants. Les rougets, pour les faire frire. Les armées, pour fabriquer de nouvelles armes. Le papier hygiénique, pour avoir quelque chose en commun avec tout le monde. Les sacs poubelle, pour aller jeter les ordures. Les vignobles, pour qu’il y ait des bouteilles. Les boules anales, pour le cul. Les cirques, pour les éléphants », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs)

Entretien avec Karl Lakolak

(Entretien initialement publié sur Culturopoing)

« Ce matin plus chanceux au cœur d’une épopée du crime d’aimer

je pose une main tremblante sur la beauté des paysages du corps anodin

au mélange de liens baroques et primitifs adieu l’orgie mâtinée de rituel ancestral

je vois à nouveau la splendeur sauvage et l’élégance fruste des terrains d’homo sapiens

in extremis doux séducteur aux yeux de velours qui me laisse éberlué humilié dépossédé

et brouille aux dernières heures les pistes du bien et du mal

mais tu m’autorises un regard c’est une annonce pleine de promesses une libération un effet magique »,

Karl Lakolak, Erographies d’Incorporelles (Editions Everland).

Le corps nu selon Karl Lakolak : cet obscur objet du désir.

Karl Lakolak est un artiste protéiforme qui  mélange brillamment photographies, peintures, vidéos et performances dans le but de constituer un travail cohérent autant que référencé. Connu et reconnu pour son travail autour du nu et de sa mise en scène, il nous a fait le plaisir de nous recevoir dans son « Petit Théâtre » pour nous parler de son art et de ses inspirations.

Karl Lakolak  (c) Alban Orsini

Karl Lakolak
(c) Alban Orsini

Alban Orsini : Karl, quel est ton parcours ?

Karl Lakolak : Je suis né en Vendée et j’ai ensuite vécu pendant 25 ans à Meudon. Très vite je me suis mis à dessiner et je rêvais d’intégrer les Beaux-Arts, mais la situation familiale a fait qu’il était difficile de réaliser ce rêve. Vers 15 ans, j’ai commencé à suivre les cours du soir à l’école d’arts appliqués Duperré mais je n’ai pas pu continuer, une nouvelle fois à cause de la situation familiale compliquée. Je me suis finalement retrouvé journaliste/maquettiste au Film Français. Je continuais de peindre en parallèle : j’étais acharné, frustré de n’avoir pu présenter le concours d’entrée aux Beaux-Arts. J’avançais alors comme je le pouvais de manière totalement autodidacte.

Une femme est ensuite arrivée dans ma vie. On se marie. Elle a tout de suite compris ma peinture, ma passion, et s’est immédiatement approprié mon univers. Malgré la galère, elle m’a beaucoup aidé tant et si bien que j’ai pu, à 30 ans, m’inscrire à la fac de Tolbiac en histoire de l’art et reprendre mes études. J’ai alors décidé d’abandonner la presse : j’étais à mi-temps professeur dans des écoles d’art (en communication visuelle). Cette période a été pour moi l’occasion de découvrir des artistes formidables, des peintres que depuis j’adore. Passionné, je fais ensuite une licence d’art plastique. Je lis beaucoup et découvre Bourdieu, Barthes… Accumulant une somme de connaissances conséquente, je finis par me sentir bien moins autodidacte qu’auparavant, en quelque sorte plus légitime.

(c) Karl Lakolak

(c) Karl Lakolak

Je voulais continuer : faire une maîtrise, retenter les Beaux-Arts, mais il fallait bien travailler pour gagner sa vie. Alors nous sommes partis en province à Cahors. Nous avons trouvé une maison. J’y ai construit un atelier avec mes petites mains et cette ambition d’être Gauguin ou  Van Gogh en Arles. Au bout de 4 ans, les choses n’évoluant pas, nous sommes partis à Bordeaux. Nous y avons acheté une maison magnifique et revendu l’atelier de Cahors. En parallèle, je me suis trouvé un atelier sur Paris et j’ai continué mon travail. J’ai quitté mon emploi d’enseignant pour me consacrer uniquement à l’art, toujours sous la bienveillance de mon épouse.

A.O. : Comment en es-tu arrivé à la photographie à proprement parler ?

K.L. : Sans véritables diplômes, ce n’est pas facile de frapper à la porte des galeries. Les choses se sont beaucoup rigidifiées au niveau du réseau officiel depuis quelques années. J’ai donc dû changer ma façon de travailler et multiplier les pistes pour diffuser mon travail différemment : la danse, le théâtre, même le CNRS… Je me suis mis à développer un art très vivant, me forçant de fait à entrer plus avant dans le réel.

J’ai toujours dessiné des corps nus. Il m’a fallu du temps pour comprendre que dessiner des corps, c’est un peu daté. Un jour j’ai pris un appareil photo. Delacroix utilisait aussi la photographie alors pourquoi pas moi. Bien que je détestais la photo du fait d’un manque de maîtrise technique, je me suis mis à photographier mes modèles. Tout mon rapport à l’autre s’est tout à coup retrouvé chamboulé : le corps dessiné étant différent du corps photographié, il m’a fallu apprivoiser de nouveau l’ensemble, aussi bien au niveau de la technique, que du concept général. Et je me suis mis à recouvrir mes modèles de peinture et à les faire poser nus devant mes toiles.

(c) Karl Lakolak

A.O. : Considères-tu que tu fais de la peinture ou de la photographie ?

K.L. : En utilisant des pigments et en recouvrant mes modèles avec, je reste dans la peinture, mais j’y apporte autre chose. Ainsi, je ne fais plus de peinture à proprement parler : je m’intéresse plus désormais aux avatars de celle-ci. Au début j’appelais ça des « photopeintures », mais finalement, ces photographies sont des tableaux dans le sens plus large du terme. Des sortes de tableaux vivants. Devant ces photos, on est au musée, au théâtre : c’est un jeu sur la représentation, ses codes.  Ainsi immortalisé, le corps devient poupée, statue grecque. Plus que tout, c’est l’histoire de la représentation qui m’intéresse : le corps en fétiche. Il cristallise le désir dans le réel, le fantasme autant que le rêve.

A.O. : Comment gères-tu l’érotisme qui se dégage de ton travail du corps ?

K.L. : Il faut savoir qu’enfant, j’étais très timide, très introverti. L’art m’a dans un sens permis de découvrir ma véritable nature. L’érotisme est partout dans les musées : de Delacroix aux statues grecques, c’est très présent et accepté ; on en trouve dans toutes les salles sans que cela ne choque personne pour autant. Le Louvre dispense à ce titre un érotisme constant qui déjà me troublait beaucoup adolescent lorsque j’y passais des heures. Se retrouver ensuite dans sa chambre pour reproduire en peinture certaines statues, ce n’était pas anodin : c’était une façon de cultiver ce trouble après l’avoir expérimenté.

Le rapport au corps nu implique tout de suite la gestion de l’imagerie érotique, voire pornographique. Quand le sexe masculin devient turgescent lors d’un shooting, qu’en fait-on ? Est-on du côté de l’érotisme si on décide de le représenter ? Si on simule un acte sexuel, se place-t-on du côté de la pornographie ou bien reste-t-on dans l’art ? Quand il y a une érection chez Robert Mapplethorpe, on ne parle pas de pornographie, mais bien d’art, pourtant, le débat persiste : les frontières sont troubles.

(c) Robert Mapplethorpe

(c) Robert Mapplethorpe

Au début, j’avais du mal à assumer cet érotisme qui se dégageait de mon travail. C’était une chose que je cachais par peur qu’elle puisse interagir avec ma vie personnelle et mettre mal à l’aise certains de mes proches.

Karl Lakolak étant déjà un avatar, j’ai très rapidement décidé d’en créer un second, Meton Atopik,  pour intégrer plus facilement cette problématique. Atopik poursuit, à sa façon, le travail de Lakolak en le développant dans un univers plus explicite. Cette dualité et ce dédoublement sont devenus, avec le temps, une forme de poésie intéressante qui fait sens dans mon travail.

Je me pose aujourd’hui la question de son utilité. Ce n’est pas encore résolu.

A.O. : Comment définirais-tu la relation entre l’artiste et le modèle ?

K.L. : Cette relation est passionnante à plus d’un titre parce qu’elle peut être tout à la fois forte, tendre, érotique, détachée ou amoureuse… Elle est comparable à celle liant le psy à son patient, le kiné à son sportif, le chirurgien à son opéré dans la mesure où elle s’installe dans le temps. C’est une relation sociale admise par la société, mais dans laquelle tu peux expérimenter des choses qui pourraient être considérées comme transgressives dans un autre cadre, parce que très justement il s’agit d’art.

(c) Karl Lakolak

(c) Karl Lakolak

A.O. : Ton travail est très référencé. Comment s’est établi ce dialogue intime que tu mets en place avec les œuvres classiques ?

K.L. : On pourrait dire que c’est la découverte de la peinture dans les livres d’histoire qui a tout cristallisé. À l’école, la confrontation avec les œuvres classiques, l’interaction entre peinture et histoire, c’était énorme pour moi. Ça démontrait de manière très forte le pouvoir de l’image, sa réalité. « Le serment du Jeu de Paume » de Jacques-Louis David, c’est indéniablement très fort. J’étais totalement fasciné à l’époque par ce que cela impliquait.

Le Serment du Jeu de Paume de Jacques-Louis David

Le Serment du Jeu de Paume de Jacques-Louis David

Je découvre ensuite le théâtre au lycée et je réalise alors que la peinture est, par essence, un petit théâtre à part entière.

Le Musée du Louvre a enfin fini de sceller cet attachement qui est le mien aux œuvres classiques. Cet immense palais dans lequel on peut entrer et voir des images fascinantes est très vite devenu pour moi un lieu incontournable : à dix-sept ans, j’y passais des jours entiers à copier des corps dans mon petit carnet. Les statues du jardin des Tuileries me fascinaient. Et puis un jour j’ai découvert le travail de Jackson Pollock à Beaubourg et ça a été un nouveau choc. Je me suis alors mis à m’intéresser à l’art contemporain. Tout s’accumulait.

(c) Karl Lakolak

(c) Karl Lakolak

A.O. : Quelles sont tes références justement ?

K.L. : Au niveau de la peinture, j’aime beaucoup la préciosité de certains artistes comme Antoine Watteau. Lorsqu’il représente ses petits personnages dans « L’Embarquement pour Cythère », il choisit de les figer dans la porcelaine de leur jeunesse. Il réussit pourtant à distiller en filigrane une certaine forme de mélancolie dans cette conscience évidente du temps qui passe inexorablement. Cette dualité est magnifique autant que passionnante.

L'Embarquement pour Cythère, Antoine Watteau

L’Embarquement pour Cythère, Antoine Watteau

J’apprécie également le travail d’El Greco pour la mystique et ce rapport si particulier qu’il instaure avec l’univers.  Ses corps qui se confondent presque toujours avec le cosmos dans un rapport frontal à la douleur sont impressionnants.

La Mort de Sardanapale, Eugène Delacroix

La Mort de Sardanapale, Eugène Delacroix

Eugène Delacroix, bien sûr : pour moi il a placé le sexe et les pulsions au centre de  tout. « La Mort de Sardanapale » est en ce sens un chef-d’œuvre total.

Parmi les artistes contemporains, je pourrais citer une nouvelle fois Jackson Pollock pour sa maîtrise de l’art gestuel, Klein pour l’anthropométrie…

A.O. : Quelles sont tes influences en matière de photographie ou bien encore de cinéma ?

K.L. : En photo : Léni Riefenstahl et ses « Noubas de Kau » m’ont fortement marqué au niveau de la représentation des corps peints dans la globalité primaire de la tribu. La représentation des corps masculins de Wilhelm von Gloeden et bien sûr ceux de Robert Mapplethorpe sont  également des références évidentes. Pierre et Gilles encore… Il y en a tant en fait.

Les Nubas de Kau, Léni Riefenstahl

Les Nubas de Kau, Léni Riefenstahl

Au cinéma, ce sont Andy Wharol et Paul Morrissey qui, avec « Flesh », m’ont littéralement bouleversé. Je vais voir à l’époque l’histoire de ce mec, Joe d’Alessandro, sans trop savoir et c’est une immense claque, autant d’un point de vue de l’ambiance que du sens. Buñuel aussi…

« Pink Narcissus » de James Bidgood encore, qui, malgré son kitsch, est toujours aussi passionnant au niveau notamment de l’esthétique qu’il développe. Je l’ai vu une bonne quarantaine de fois !

A.O. : Il y a beaucoup de figures récurrentes dans tes œuvres…

K.L. : Il y a certains leitmotivs dans mon travail, c’est vrai : la religion, la mythologie… Une figure revient notamment sans cesse : dans la gigantomachie du « Grand Hotel de Pergame », il y a ce personnage central souffrant et très emblématique qui cristallise une dimension souveraine autant qu’érotique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle a également été utilisée par Dali dans « La Pêche aux Thons » : elle est très symbolique ! Je l’ai déclinée pour la série Alkyoneus. Elle revient constamment depuis.

Au-dessus : Grand Hôtel de Pergam (détail) En-dessous : La Pêche aux Thons, Salvador Dali

Au-dessus : Grand Hôtel de Pergame (détail)
En-dessous : La Pêche aux Thons, Salvador Dali

(c) Karl Lakolak

(c) Karl Lakolak

De manière plus globale, j’ai pris pour habitude d’utiliser les figures mythologiques ou bien encore christiques comme des figures théâtrales permettant de raconter des histoires.

A.O. : Quelle est justement l’importance de la mise en scène dans ton travail ?

K.L. : L’art de la mise en scène fait partie intégrante de l’histoire de la peinture, elle est même centrale chez certains peintres comme Velasquez (dans « Les Ménines » notamment) ou bien encore Watteau (« Les Fêtes Galantes »).

Les Ménines, Diego Vélasquez

Les Ménines, Diego Vélasquez

Personnellement, je considère mon art comme un théâtre, je l’appelle d’ailleurs mon « Petit Théâtre » : il s’inscrit dans une utopie.

Mon rêve est mouvant : Marcel Duchamp se baladait partout avec sa « Boite-Valise », je me déplace quant à moi avec ma « Boite-Musée » qui comprend mes toiles que je peux trimbaler dans le train, le métro. En très peu de temps, elles me permettent de créer un décor n’importe où et d’y plonger des corps. Les modèles deviennent alors très rapidement interprètes au cœur même de mes tableaux : parce qu’ils interagissent avec les personnages représentés sur les toiles, ils se mettent à prendre des postures et jouer un rôle. Tout se met en place très naturellement dans cette théâtralité imposée par le décor que je propose aux modèles.

Le "Petit Théâtre" de Karl Lakolak (c) Alban Orsini

Le « Petit Théâtre » de Karl Lakolak
(c) Alban Orsini

A.O. : Quels sont tes projets à venir ?

K.L. : Jusqu’à présent et en parallèle de mon travail photographique, je réalisais des vidéos qui s’apparentaient à des sortes de bricolages sans aucune visée narrative. J’ai décidé depuis peu de me lancer dans le cinéma expérimental en proposant des objets mélangeant narration, peinture, fantasme et représentation. Cela me force à renouer avec l’écriture au passage.

Au niveau photographique, je m’intéresse de plus en plus à des modèles atypiques qui me permettent de m’éloigner des canons classiques de la beauté tels que j’ai pu les travailler jusqu’à présent. Des personnes différentes à tous les niveaux… La notion de beauté est ambiguë et finalement très personnelle. Se confronter à cela est passionnant.

Tout cela va forcément transformer de nouveau ce rapport que j’ai aux modèles, qu’ils soient anonymes, comédiens ou bien danseurs. C’est excitant.

(c) Karl Lakolak

(c) Karl Lakolak

A.O. : Qu’aurais-tu envie d’ajouter que tu n’as pas eu l’occasion de dire durant une interview jusqu’à présent ?

K.L. : J’ai une chance incroyable de vivre tout ce que j’ai vécu. J’ai fait des rencontres magnifiques, et je suis entouré par de gens formidables : ma femme, mon fils, mes modèles… C’est inouï, je ne m’attendais pas à vivre ça. Ma vie est beaucoup plus riche aujourd’hui qu’elle ne l’était lorsque j’avais dix-huit ans, et cela je le dois à l’Art. Merci la vie !

(entretien réalisé le 26 février 2015 à Paris)

« Il Faut Que Je Vous Parle », Blanche Gardin (m.e.s. Papy)

(article initialement publié sur Culturopoing)

 « Vous êtes venus vous divertir je suppose ?

C’est bien, c’est une bonne idée… »

– Blanche Gardin, « Il Faut Que Je Vous Parle ».

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Blanche Gardin, on l’a tous un peu découverte grâce au Jamel Comedy Club puis suivie avec curiosité sur Comedy avec sa Ligne Blanche et plus récemment sur Canal Plus avec WorkinGirls. Parce qu’elle possède une gouaille, une fraîcheur et une répartie sans pareilles (quelque chose de Marina Foïs peut-être, mais ça, on a déjà dû lui dire 148 fois), elle fait partie de ces artistes que l’on prend plaisir à retrouver.

Blanche, c’est aussi toute une galerie de personnages : de la patineuse artistique franchement caguole Marjorie Poulet en passant par la Grand-Mère ou bien encore Hélène Grilloux, blogueuse mode insupportable, c’est un véritable éventail de personnalités que déploie Blanche, affirmant par là même cette facilité indéniable qu’elle possède pour endosser différents rôles.

« _ Comment c’est la chanteuse que j’aime bien avec les cheveux longs ?

_ Stéphane Eicher ? » – Blanche Gardin, WorkinGirls

Lorsqu’elle monte sur scène pour son nouveau spectacle « Il Faut Que Je Vous Parle ! », c’est une toute autre Blanche que l’on découvre, plus sobre et bien loin de l’excentricité de ses personnages iconiques. Ce qui frappe en effet de prime abord, c’est le « sérieux » de la jeune femme : elle ne sourit pas, bafouille même. Elle n’est pas dans l’excès et encore moins dans le mouvement comme on le voit bien souvent dans les stand-up classiques durant lesquels les comédiens arpentent la scène pour attraper le public. Non : elle reste statique, campée qu’elle est dans sa jolie petite robe bien sage.

Elle a la tête bien enfoncée dans ses épaules aussi, tient le micro en amarre comme pour se rassurer. Elle semble timide : elle est un peu cette fille toute simple sur le point de dire « une grosse connerie » sans faire exprès. Ce qu’elle fait d’ailleurs très rapidement en parlant de sexualité ou bien encore de Michel, son pote pédophile qui, malgré ses obsessions, est plutôt du genre sympa, franchement.

(c) AD2 Production

(c) AD2 Production

De la même façon, Blanche Gardin ne s’attarde pas pour introduire son spectacle : elle évoque d’emblée sa rupture et nous confie sans fard ses états d’âme ainsi que sa dépression. Très frontalement.

« Maintenant que ma vie est foutue, je vais bien prendre soin de mon petit malheur. Je vais lui donner des haricots verts, on va se coucher tôt ce soir comme ça on sera en forme pour être malheureux demain » – Blanche Gardin, « Il Faut Que Je Vous Parle ».

Parti pris bien assumé, ce positionnement original fonctionne immédiatement tant il s’oppose, par l’attitude de son interprète, aux obscénités que balance bien vite l’artiste avec un flegme génial.

« C’est marrant, ton gland de profil, on dirait la tête de Dark Vador ! » – Blanche Gardin, « Il Faut Que Je Vous Parle ».

Pourtant, on est bien loin du stéréotype (un poil facile et misogyne) de la jolie fille timide et névrosée qui raconte des horreurs, car derrière les monstruosités, le cynisme et l’humour noir de Blanche Gardin, se cache une écriture bien plus maligne qu’il n’y parait, invoquant tout à la fois la culture populaire, la politique que la philosophie de Socrate ou bien encore le féminisme de Simone de Beauvoir.

Ainsi, lorsqu’elle décrit un couple de « bobos » venu s’encanailler dans les quartiers populaires de la capitale, la comédienne a l’intelligence de renverser les clichés en faisant réagir le duo de manière plutôt conservatrice vis-à-vis des « autochtones », notamment lorsqu’il est question de scolariser le premier enfant dans un établissement public de quartier.

De même, lorsqu’elle parle de la mort de sa grand-mère dans une maison de retraite, c’est la solitude des mourants et celle de la famille qu’elle croque en filigrane avec une extrême tendresse derrière les éclats de rire qu’elle suscite. Blanche se révèle alors touchante bien qu’elle évoque très impudiquement les odeurs nauséabondes de sa grand-mère ou bien encore son envie immorale que tout se termine vite.

(2) AD2 Production

(2) AD2 Production

Mis en scène par Papy (de son vrai nom Alain Degois), le spectacle de Blanche est une réussite : la salle est hilare, le spectacle fonctionne immédiatement, preuve d’une grande et fine écriture qui ne cherche pas uniquement dans le trash et ses facilités pour faire rire et réfléchir.

Malgré un final qui nous a laissé sur notre faim, la comédienne parvient à créer une véritable complicité avec le public sans pour autant cabotiner. Ainsi dénuée de tous les tics emphatiques du stand-up, elle réussit à nous cueillir derrière le rire, très exactement là où ça fait mal.

À voir et à revoir. Mais pas en famille. Non. Le spectacle est d’ailleurs interdit au moins de 16 ans et on comprend bien pourquoi…

En ce moment tous les vendredis et samedis à La Nouvelle Seine (jusqu’au 28 mars)